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France. De l’Elysée à la Société générale : ce que le départ d’Alexis Kohler dit des liens entre les sphères publique et privée

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Alexis Kohler, le secrétaire général de la présidence de la République a rejoint la Société générale. Au-delà des rituelles accusations de pantouflage, que dit ce départ des liens entre les sphères publique et privée en France ?

Que va faire Alexis Kohler à la Société générale ? L’annonce du départ du secrétaire général de l’Élysée vers la troisième plus grande banque française pose la question des logiques qui sous-tendent de telles circulations professionnelles. Certes, la pratique du « pantouflage », ou revolving door, n’est pas nouvelle. En revanche, elle met en lumière et questionne les multiples facteurs de copénétration des sphères publique et privée.

Pour prendre la mesure du départ du secrétaire général de la présidence de la République vers la Société générale, il n’est pas inutile de rappeler que le recrutement de transfuges de l’État par de grandes entreprises, en particulier pour représenter leurs intérêts auprès des institutions publiques, est une pratique ancrée dans le fonctionnement de ces firmes.

Un phénomène de plus en plus courant…

En France, le pantouflage a pris une forme « quasi institutionnelle »à partir de la fin du XIXe siècle. D’abord circonscrit aux polytechniciens, il se diffuse et intervient de plus en plus tôt dans la carrière des hauts fonctionnaires. Ainsi, en 2012, près de 15 % des comités exécutifs du CAC 40 étaient composés d’anciens membres de cabinets ministériels ou présidentiels.

Bien sûr, les revolving doors varient selon les positions occupées et les secteurs de l’État. Le phénomène concerne ainsi 62 % des inspecteurs des finances, entre 1958 et 2008. Dans la vaste enquête quantitative qu’il a conduite dans Le Lobbying en France (2018), Guillaume Courty note qu’un quart environ des lobbyistes en activité sont d’anciens assistants parlementaires et/ou d’anciens membres d’un cabinet ministériel.

Dans un dossier récemment publié par la revue Politix, Sébastien Michon et Cécile Robert identifient quatre types de déterminants des revolving doors liés aux trajectoires politiques et professionnelles : ils se situent plutôt à droite du champ politique, concernent des individus occupant une position de direction ou dotés d’une reconnaissance sur un secteur d’action publique spécifique. Ce sont plutôt des hommes jeunes ayant suivi un cursus économique et étant passés par Bercy au cours de leur carrière.

Brouillage de la frontière public-privé…

Ce type de parcours n’est donc pas inédit, tant s’en faut. Et Alexis Kohler n’est pas non plus le premier haut fonctionnaire à avoir été recruté par la Société générale : que l’on pense à Daniel Bouton, inspecteur général des finances, ex-PDG et désormais président d’honneur de la Société générale, ou, plus récemment, à Francis Donnat, conseiller d’État passé par la direction des affaires publiques de Google France, avant de devenir secrétaire général de la même banque.

Les revolving doors sont avant tout la marque d’un champ du pouvoir économique « structuré par la proximité avec l’État ». Les grandes entreprises qui évoluent sur le marché français, fussent-elles étrangères, ont intégré cette variable.

Dans ma thèse récemment soutenue, j’ai montré que, sur les 28 lobbyistes en poste chez Google France entre 2012 et 2023, 25 ont évolué dans le secteur public, dont 18 au sein de l’État ou du secteur paraétatique (organes exécutifs et législatifs, administrations centrales, autorités administratives indépendantes ou établissements publics). Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à cette firme. Sur les 87 représentants d’intérêts des multinationales du numérique en poste en 2022 (Amazon, Apple, Facebook, Google, IBM, Microsoft, Oracle, Snap, TikTok, Twitter et Uber), 46 ont évolué au sein de l’État au cours de leur carrière (53 %).

Ces circulations professionnelles mettent en lumière ce que Antoine Vauchez et Pierre France qualifient de « brouillage » de la frontière public-privé. Ces trajectoires se trouvent légitimées au sein de l’État, tant par la diffusion de pratiques gestionnaires issues du privé dans les administrations (new public management) que par la promotion de nouvelles formes de gouvernement au plus près des acteurs privés (régulation), telles que pratiquées par les autorités administratives indépendantes (Cnil, Arcom, Arcep…), par exemple.

À tel point que d’anciens hauts fonctionnaires, élus ou collaborateurs peuvent se sentir justifiés à franchir cette frontière sans rien renier de leur ethos public. Ainsi de ce haut fonctionnaire français recruté au début des années 2010 par Google, entreprise pâtissant pourtant d’une réputation sulfureuse d’antiétatisme farouche. Or, ce transfuge justifiait sa nouvelle activité par une forme de continuité avec le service de l’État, la multinationale du numérique devenant un moyen légitime, à ses yeux, de servir l’intérêt général par d’autres voies que celles de la puissance publique, en incitant, par exemple, son entreprise à accroître ses investissements en France et à participer de cette façon à la richesse nationale.

De l’accumulation privée d’un capital public

Mais que cherchent les grandes entreprises en recrutant de tels profils ? Le débat scientifique oscille entre deux réponses : ou bien, en priorité, des ressources relationnelles et un carnet d’adresses, ou bien, plutôt un savoir-faire, notamment une connaissance et une capacité techniques de participation au processus de prises de décisions publiques.

Ces deux types de ressources ne sont d’ailleurs pas incompatibles. C’est tout l’intérêt de l’usage des concepts bourdieusiens de « capital politique » et de « capital bureaucratique » que de rendre compte d’un travail de valorisation des atouts des transfuges au cours de leur reconversion et dans leurs nouvelles fonctions. Les recrutements s’insèrent ainsi dans une stratégie d’« appropriation privée d’un capital bureaucratique »qui, comme le souligne Sylvain Laurens, met en exergue le pouvoir de structuration des marchés économiques par les institutions publiques.

Ces recrutements révèlent aussi, comme l’a montré Guillaume Courty, que l’« influence » – concept par bien des aspects insaisissable – n’est jamais aussi nette que lorsque acteurs publics et privés se trouvent en situation d’« homologie sociale », qu’ils partagent une même vision du monde et sont, par conséquent, susceptibles de poser un diagnostic et d’élaborer des solutions convergentes à un même problème.

Publique et privée : un écheveau d’interdépendances

Si l’on pousse le raisonnement un cran plus loin, la multiplication des revolving doors accentue l’interpénétration des logiques d’action, des principes de perception et d’appréciation du monde, bref, des « intérêts » entre sphères publique et privée. Plutôt que de « capture » des gouvernants et des législateurs par des intérêts privés, il vaudrait donc mieux voir dans ces circulations professionnelles le signe d’un dense écheveau d’interdépendances entre l’État et le marché, le champ politico-bureaucratique et le champ économique.

Et puis, par ces recrutements, les entreprises ne s’approprient pas seulement des savoir-faire ou un carnet d’adresses. Elles accrochent à leur « façade institutionnelle » une symbolique qui les délie de l’image traditionnelle de l’entreprise (intéressée uniquement par le profit, mue par des intérêts particuliers) et qui, à l’inverse, les inscrit dans l’universel, le désintéressement (au sens du refus de l’intérêt économique), le souci de l’intérêt général et la recherche du bien commun. Autant de principes valorisés dans et par l’État… et qu’incarnent ces transfuges.

Finalement, une revolving door comme celle d’Alexis Kohler met tout aussi bien en lumière le « déplacement du champ du pouvoir vers le pôle du pouvoir économique » que la force de gravité, toujours présente, de l’État. L’État et ses administrations sont toujours au cœur des circuits de légitimation des entreprises : ils en « rationalisent les mises en récit […], et ce, faisant actualisent la façon dont se légitime leur inscription dans l’ordre social ».

Certes, bien des indices de privatisation de l’État alimentent l’actualité, et ces trajectoires du public vers le privé en sont un témoignage. Pour autant, comment ne pas voir dans le recrutement du secrétaire général de la présidence de la République par la Société générale, le pouvoir, toujours ressuscité, de l’État sur la structuration du champ économique, de la puissance publique sur le marché ?

Rédacteur Charlotte Clémence

Auteur
Charles Thibout : Docteur en science politique, Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) et chercheur associé à l’IRIS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons

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