Le groupe Auchan vient d’annoncer la suppression de près de 2400 postes, à la fois dans ses magasins et à son siège. Au-delà du cas Auchan, réputé pour sa force sur le format hypermarché, c’est tout ce modèle qui est remis en cause. Mais les hypermarchés ont-ils encore un avenir ?
Sur fond de crise agricole et de pression sur le pouvoir d’achat, l’avenir de l’hypermarché éveille les inquiétudes. La presse généraliste et spécialisée multiplie les tribunes, invitant les experts de la grande distribution à se pencher sur l’avenir de ce format jusqu’ici dominant du paysage commercial français.
Ainsi, dans une tribune d’opinion pour le magazine spécialisé LSA, intitulée L’avenir de l’hypermarché : vers un hyper/marché local, Bernard Févry et Antoine Mahy, spécialistes de la grande distribution, indiquent que la « clé de la pérennité » de l’hypermarché résiderait dans sa transformation en hyper… marché. Selon ces experts, combiner une offre axée sur le local avec le grand retour en force du métier de commerçant permettrait de redonner à l’hypermarché l’attractivité d’autrefois, celle qui réveille la magie de l’expérience en magasin et qui fait de l’hypermarché un véritable lieu d’échanges.
D’autre part, les pressions permanentes sur les marges des distributeurs tendent à renforcer le modèle économique de la grande distribution reposant davantage sur le crédit fournisseur (qui consiste en l’écart entre l’encaissement des transactions des clients et le paiement des fournisseurs) et sur le besoin en fonds de roulement négatif que sur la marge nette.
Ceci devrait avoir comme conséquence de concentrer de façon constante la politique d’assortiment sur des produits à forte rotation et donc de réduire d’autant la surface de vente vers des formats d’hypermarchés en dessous de 10 000 m2. Ce qui semble correspondre à une tendance de la demande visant à fréquenter des surfaces moins grandes tant pour des raisons de moments disponibles, de distance, que pour des raisons de fragmentation et de rétractation des achats.
Un symbole en crise
Lié à l’avènement de la société de consommation, l’essor de la grande distribution alimentaire a conduit à l’émergence de l’hypermarché. Rappelons que le premier fut inauguré (et pas forcément inventé) en France en juin 1963.
Comme l’explique l’historien du commerce et de la grande distribution, Jean-Claude Daumas, l’hypermarché, à lui seul, incarne l’aboutissement de la révolution commerciale issue des Trente Glorieuses. Son développement s’est réalisé parallèlement à l’implantation des premiers centres commerciaux en périphérie des villes et s’est consolidé grâce à la puissance d’attraction du concept d’acheter « tout sous le même toit ».
Son développement est toutefois ralenti dès le milieu des années 1970, suite aux tentatives de régulations imposées (Loi Royer de 1973, Loi Raffarin de 1996 puis Loi de modernisation de l’Économie de 2008) dans une volonté de protéger le petit commerce.
Où est le rôle social du magasin ?
Critiqué, l’hypermarché a subi une crise profonde coïncidant avec l’essor d’une concurrence à la fois intraformule (discount, grandes surfaces spécialisées) et interformule (proximité, supermarchés) et à la désaffection progressive des consommateurs pour ces « usines à vendre » qui rompent avec le rôle social attendu du magasin. Cette relative désaffection s’explique aussi par la fragmentation accélérée des utopies, la prise de conscience des enjeux environnementaux qui, très lentement, se substitue à la valorisation de l’hyperchoix, l’hyperconsommation et au suréquipement.
Le président d’un cabinet de conseil spécialisé en commerce, ancien directeur d’un hypermarché pendant 10 ans, nous a livré ce témoignage dans le cadre d’une recherche : « Le format changera parce qu’on n’a pas besoin des mêmes surfaces, parce que les marchés se numérisent à des vitesses variées, l’avantage compétitif de l’hypermarché est surpassé par le digital. L’hypermarché est obligé de faire bouger son modèle pour aller sur d’autres dimensions qu’il n’avait pas préemptées. Sinon, il est en train de se noyer dans son propre océan rouge ».
Une réinvention permanente
Il faut néanmoins relativiser tant le déclin de l’hypermarché que l’impact du e-commerce sur la distribution alimentaire et de produits de grande consommation. En effet, la livraison à domicile est
un modèle structurellement inefficient en Occident. En effet, le consentement à payer des acheteurs est très faible (habitués qu’ils sont depuis 60 ans au discount) et leur niveau d’exigence en matière de délais de livraison est élevé (il s’agit de courses du quotidien). A contrario, la préparation des paniers et surtout, la livraison, sont très coûteuses pour les distributeurs.
Ceci explique pourquoi le drive-voiture apparaît comme un compromis puisque l’acheteur fait une partie de la logistique (en en absorbant, les coûts) en venant chercher ses courses au drive. C’est aussi la raison pour laquelle en France, l’e-commerce alimentaire pur ne représente que moins de 1 % du chiffre d’affaires du commerce de détail national, le drive représente le double… et l’hypermarché 40 %.
Face à ces évolutions,l’hypermarché a fait l’objet de plusieurs tentatives d’ajustements. De premières stratégies de restructuration ont vu le jour pour réduire la taille des magasins. Les enseignes ont également cherché à redéfinir l’offre alimentaire (bio, marques de distributeurs, produits frais, made in France) et à faire évoluer le commerce artisanal des métiers de bouche vers le prêt-à-manger. Les enseignes ont aussi favorisé les évolutions technologiques à l’aide de forts investissements dans le numérique pour, notamment, automatiser le back-office, améliorer la rapidité du passage en caisse et déployer des services de livraison en drive.
Un consultant explique : « La grande distribution alimentaire est frappée par un certain nombre d’évolutions : la digitalisation des comportements de consommation, l’apparition de concurrents du type discounters, les changements dans les modes de consommation et dans les modes de vie de manière générale avec, par exemple, une plus grande tendance pour le local, une fragmentation générale de la consommation, des parcours de courses… Les gens peuvent avoir tendance à acheter leurs légumes chez le petit primeur en bas de chez eux ou chez l’enseigne bio, à faire du drive pour des pondéreux, à aller aux halles le dimanche pour acheter de la viande, du poisson, etc. »
Pour contrer l’essoufflement du modèle d’hypermarché traditionnel, de nouveaux modèles commerciaux sont apparus, à l’instar de « Carrefour Planet », dont la proposition expérientielle pour le client en magasin reposait sur une répartition du point de vente en zones de découverte, d’achat, d’expérience et de plaisir, une double entrée sur les produits frais et les promotions et un parcours client à sens unique.
Cette tentative s’est soldée par un échec, car l’hyper sophistication du point de vente et une expérience trop originale ne coïncidaient plus avec l’image-prix de la formule qu’est l’hypermarché. En effet, la réalité des comportements est encore très orientée vers les prix bas et les marques de distributeurs économiques, notamment dans le contexte d’inflation qui a refait son apparition ces dernières années. En outre, ceci montre que toutes les tentatives de gentrification excessive de l’hypermarché par du « sensoriel », des « univers »… conduisent à une baisse de la fréquentation. Non seulement le positionnement de l’enseigne est un point d’ancrage des politiques marketing… mais le positionnement de la formule commerciale également.
Crises et recompositions
L’hypermarché a donc été marqué de nombreuses évolutions et recompositions corrélées aux crises successives du modèle et à la volonté de réinventer le format. Cela révèle qu’il s’agit d’un modèle dynamique qui, pour se préparer à toutes les éventualités et dans une logique de sélection naturelle, doit évoluer et s’adapter à son environnement.
C’est d’ailleurs ce que souligne un directeur d’hypermarché : « Mobiliser des scénarios d’évolution, c’est essentiel pour ne pas se réveiller mort ».
Le meilleur du monde physique et digital
Dans une vision proche du futur possible, c’est le scénario d’un format hybride phygital qui est le plus souvent évoqué par les spécialistes interrogés. Par ce terme, on désigne la forme la plus aboutie d’omnicanalité, ce qui constitue l’imbrication des sphères physiques et digitales dans un même espace et une même temporalité.
Pour les experts, à 10 ans, l’offre de l’hypermarché devrait s’intégrer dans un écosystème multiformat dans lequel l’e-commerce (mais surtout le drive) viendrait compléter l’offre en magasin. Cette interdépendance des canaux de distribution ne viendrait toutefois pas cannibaliser l’hypermarché mais répondrait à la fragmentation du parcours d’achat des consommateurs en ne formant qu’une seule et même expérience promise « sans couture ».
Un directeur d’hypermarché Carrefour évalue ce scénario en ces termes : « L’évolution de l’hypermarché va passer par le phygital parce que la clientèle va évoluer, celle qui a connu nos métiers au tout début va disparaître. Notre principal risque, c’est d’avoir une clientèle de plus en plus âgée et de ne pas être en capacité de répondre à la nouvelle génération qui arrive et qui veut effectivement du phygital pour se faire plaisir et aller vite… sous couvert que leurs pouvoirs d’achat le permettent aussi ».
Un accélérateur de productivité
Cette offre multiformat et multicanal (physique, digitale et mobile) couplée à une offre de services personnalisés (plateforme logistique de livraison ultra rapide, drive, etc.) conforterait les consommateurs dans leur expérience en magasin, la rendant plus fluide, pratique et rapide en plus d’être un accélérateur de croissance et de productivité pour le distributeur.
Pour ces derniers, la combinaison des mondes physique et digital au service du consommateur est porteuse de sens pour l’avenir. L’évolution n’étant pas uniforme, certains scénarios peuvent se conduire concomitamment à cette évolution, notamment ceux qui concernent la restructuration du format par la réduction des surfaces, une proposition de service améliorée, une expérience sociale et expérientielle en magasin ainsi qu’une offre alimentaire personnalisée, locale et adaptée à la zone de chalandise.
Il en va de même d’un excès de technologies dédiées aux processus d’achat. Le recours aux puces RFID, aux caméras ou aux caisses automatiques, soit n’a pas fait ses preuves techniques et ergonomiques (surtout pour la gestion de volumes de courses importants comme en hypermarché), soit représente un coût important et difficile à rentabiliser par des hypermarchés aux marges nettes très basses, comme l’a montré l’exemple dans les magasins « Amazon Go »).
Sans doute, le recours aux technologies de l’information (intelligence artificielle comprise) servira davantage le back-office des magasins que la relation-clients. D’autant que des recherches sur la façon dont les citoyens voient le futur montrent des attentes beaucoup plus orientées vers une survalorisation de l’humain qu’une « hypertechnologisation » des lieux.
Rédacteur Charlotte Clémence
Auteurs
Anissa Fedji : Doctorante contractuelle en sciences de gestion, Université de Caen Normandie
Olivier Badot : Professeur titulaire de la chaire Retailing 4.0, ESCP Business School
Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons
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