La séquence politique qui va de la dissolution de l’Assemblée nationale à la nomination de Michel Barnier a amené de nombreuses questions sur la légalité de l’action du président de la République. Constitutionnalistes, Eleonora Bottini et Nicoletta Perlo font le point sur les sujets polémiques et évaluent les risques de crise institutionnelle.
Entretien
Emmanuel Macron a attendu plus de 50 jours avant de nommer Michel Barnier, un record sous la Ve et même sous la IVe République : était-ce légal ?
Le président de la République n’a qu’une obligation constitutionnelle, celle de nommer un premier ministre. Celle-ci vient de l’article 8 de la Constitution, un article laconique puisqu’il affirme que « Le président nomme le premier ministre », sans précision de délai, ni de critères pour le choisir.
En raison de l’absence de contraintes de temps, en droit, il n’est donc pas possible d’affirmer que le président Macron ait agi illégalement en repoussant, dans un premier temps, le début des consultations à la fin des Jeux olympiques de Paris et en convoquant, dans un second temps, les différentes personnalités politiques pour identifier le futur premier ministre.
La longueur du temps de la prise de décision présidentielle, associée à la durée prolongée d’un gouvernement gérant les affaires courantes, choque essentiellement puisqu’elle est en contraste avec les pratiques du régime de la Ve République.
À l’issue des élections du 7 juillet 2024, la transformation du système, non pas constitutionnel, mais politique français – avec l’affirmation de trois grands blocs politiques – a induit un changement des pratiques institutionnelles.
Ces pratiques sont par ailleurs bien connues par des pays régis par des régimes parlementaires caractérisés par une forte fragmentation politique. Pour ceux-ci, le temps long des accords et des compromis politiques post-électoraux dans le but d’advenir à la nomination d’un premier ministre non seulement fait partie intégrante de la vie politico-constitutionnelle, mais c’est aussi un moment politique structurant et fondateur. À titre d’exemple, en Allemagne, lors des dernières élections fédérales, en 2021, environ deux mois se sont écoulés entre la déclaration des résultats électoraux et la création d’une coalition via la signature d’un accord de gouvernement.
Le gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal a-t-il pris des décisions politiques sans en avoir le droit ?
En France, il n’y a pas de texte juridique qui encadre spécifiquement ce qu’un gouvernement démissionnaire peut ou ne peut pas faire.
La décision du 4 avril 1952 du Conseil d’État a précisé les contours généraux de l’action d’un gouvernement démissionnaire. En principe, cette action se réduit à toutes les mesures de détail mais nécessaires au bon fonctionnement ordinaire de l’administration. En revanche, un gouvernement démissionnaire ne peut pas adopter des actes qui imposent des appréciations de nature politique.
L’imprécision des règles existantes a conduit à une remise en cause fréquente, dans les médias et devant le juge administratif, des actes adoptés par le gouvernement démissionnaire actuel.
Afin d’établir une ligne de conduite – et implicitement renforcer la légitimité du gouvernement démissionnaire – le service juridique de Matignon a adopté une note interne, qui a été par la suite diffusée sur les réseaux sociaux. À sa lecture, il ne nous semble ni que cette note attribue une autorité politique particulière au gouvernement démissionnaire, ni qu’elle accorde un temps illimité à son existence. La note se limite en effet à réaffirmer, avec un haut degré de généralité, les compétences du gouvernement démissionnaire que l’on connaît. C’est là précisément sa faiblesse, puisqu’il aurait été souhaitable que le gouvernement précise plus clairement et publiquement le champ de ses compétences.
Une comparaison intéressante peut être établie avec un pays voisin, l’Italie, qui connaît plus souvent des gouvernements démissionnaires : la pratique de ces gouvernements est de produire une directive du président du Conseil (l’équivalent du premier ministre français) publiée et adressée à tous les ministères, donnant les lignes de conduite assez précises, comme celle de ne pas adopter des projets de loi, sauf s’il s’agit d’obligations européennes.
Pensez-vous qu’Emmanuel Macron est sorti du rôle défini par la constitution en écartant Lucie Castets et en cherchant à composer lui-même une coalition « stable » ?
Nous pensons que le président de la République est sorti de son rôle constitutionnel, non pas tant en ayant écarté Lucie Castets en tant que telle, mais en ne délégant pas la charge de trouver un compromis de gouvernement. Il aurait pu, à travers un « mandat exploratif » (expression utilisée en Italie), charger une personnalité politique issue des élections législatives de conduire les négociations.
S’il s’en était tenu à son rôle de garant des institutions, inscrit à l’article 5 de la Constitution, le président aurait dû faciliter la création d’une coalition stable, tout en évitant d’œuvrer à sa création. En ce sens, n’appartient pas à son rôle de garant d’apprécier en amont, avant même qu’un accord de gouvernement ait été conclu, quelles seraient les chances de stabilité d’un gouvernement.
En effet, la « conception française » de la séparation des pouvoirs dans la Constitution de 1958 distingue les fonctions exécutives des fonctions législatives, en créant une incompatibilité entre les fonctions de ministre et parlementaire, mais aussi en empêchant le chef de l’État d’entrer dans l’enceinte parlementaire – exception faite pour la possibilité qui lui est accordée de « prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès » (article 18). Par conséquent, le président n’est pas la personne idéale pour diriger les négociations entre les groupes parlementaires.
La figure du président, ainsi qu’elle est interprétée par Emmanuel Macron, dévoile tous les paradoxes d’un système dans lequel le chef de l’État est censé être à la fois garant des institutions et chef d’orchestre politique de l’État. Il paraît évident que le président Macron – fidèle à la culture constitutionnelle de la Ve République – est plus attaché au second rôle. Ce qui l’a conduit à mener des consultations visant non pas à faciliter les ententes entre la coalition arrivée en tête aux élections – certes avec une majorité relative – et les autres partis politiques, mais à rechercher un premier ministre compatible avec son propre programme politique.
La procédure de destitution (art 68) déposée par les parlementaires LFI est-elle justifiée d’un point de vue juridique ?
Sous la Ve République, le président de la République est politiquement irresponsable. Cela signifie qu’aucun mécanisme n’existe dans la Constitution qui permette de révoquer le mandat du président pour des raisons de désaccord politique avec d’autres institutions. Cette responsabilité politique échoue exclusivement au gouvernement. L’irresponsabilité du président se couple d’une immunité juridique, notamment pénale.
Ces deux principes, irresponsabilité et immunité, comportent une exception : celle de l’article 68 de la Constitution, qui prévoit qu’en « cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », le chef de l’État peut être destitué par le Parlement réuni en Haute Cour après proposition des deux chambres parlementaires. Cela implique pour chaque étape une majorité de 66 % des députés et autant de sénateurs, soit deux seuils de deux tiers impossibles à atteindre dans la situation actuelle. Les textes ne fournissent pas une définition précise de ce que signifierait le « manquement à ses devoirs ». La pratique non plus, puisque cette procédure n’a jamais été mise en œuvre. En revanche, nous avons des indices indiquant le caractère absolument exceptionnel de cette procédure.
La double majorité qualifiée laisse entendre qu’une simple divergence de politique ne rentre pas dans la définition de l’article 68. En l’occurrence, nous ne croyons pas que cette longue hésitation dans la nomination d’un premier ministre, à la suite d’une dissolution qu’il a lui-même choisie, représente un manquement aux devoirs du chef de l’État « manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ».
En revanche, présenter une telle motion peut paraître la seule solution pour attirer l’attention sur un problème intrinsèque de la Ve République : la contradiction fondamentale d’avoir une institution totalement irresponsable placée au centre de toutes les décisions politiques. En suivant l’équation selon laquelle à plus de pouvoir devrait correspondre plus de responsabilité, l’irresponsabilité d’un président de la République très puissant provoque un sentiment d’impunité généralisée qui conduit à se tourner vers le seul mécanisme existant, bien que non pertinent.
Quel devrait-être le rôle institutionnel d’Emmanuel Macron dans la séquence ouverte par la nomination de Michel Barnier ?
La récente nomination de Michel Barnier à Matignon semble confirmer l’interprétation d’Emmanuel Macron d’un président de la République acteur politique majeur du régime. Dans ces conditions, contrairement aux pronostics qui après les résultats électoraux annonçaient l’éventualité d’une cohabitation « atypique », le chef de l’État ne sera pas contraint au rôle plus effacé typique de ces périodes de la Ve République.
Alors que le régime de la Ve semblait touché par une crise profonde, dont l’aboutissement paraissait être l’adoption de pratiques et de réflexes institutionnels propres aux régimes parlementaires, la procédure de nomination suivie par le président Macron confirme une lecture présidentialiste de la Constitution. Le premier ministre est issu d’un parti politique, LR, qui a obtenu seulement 46 sièges aux élections législatives. Il a été choisi directement par le président (certes après des semaines de « consultations », mais qu’il a lui-même conduit personnellement). Son choix n’est pas le résultat d’un accord post-électoral entre une coalition de partis.
De par son choix, le président Macron réaffirme trois dynamiques propres au régime de la Ve République : la marginalisation des partis politiques dans la procédure de formation du gouvernement, la centralité absolue du président dans la direction politique de l’État, la plus grande importance de l’élection présidentielle par rapport à l’élection législative. Ce dernier point est confirmé par l’attitude générale des différents leaders de partis qui, perdue la bataille de la nomination du Premier ministre, concentrent maintenant leurs énergies dans la campagne présidentielle à venir.
Toutefois, la situation inédite que nous venons de vivre laissera certainement des traces, sans compter qu’elle n’est pas encore définitivement close. Michel Barnier doit maintenant former un gouvernement capable de recueillir le consensus d’une majorité, tout du moins relative, du Parlement. Il sera intéressant d’observer si le nouveau premier ministre choisit d’avoir recours au vote de confiance du Parlement. Rien ne l’oblige en droit, mais le fait d’y avoir recours permettrait aux électeurs de mieux comprendre quelle coalition de gouvernement s’est formée et autour de quel programme politique.
En outre, la vie d’un tel gouvernement pourra se révéler brève et agitée. Il s’agit en effet d’un gouvernement qui souffre d’un grave manque de légitimité démocratique. Certes, sa formation du gouvernement se fait dans le respect des règles constitutionnelles, mais quelle confiance dans les institutions peuvent avoir des citoyens qui étaient allés (pour une fois !) en masse aux urnes des législatives et qui, par la suite, se retrouveront probablement face à un gouvernement qui reflète mal la majorité des votes exprimés ?
Nous devons nous attendre ainsi à une période institutionnelle très vive : des propositions de motions de censure, des mécanismes pour « forcer » l’adoption de textes de loi comme le 49.3 et le vote bloqué, des constantes négociations du gouvernement afin de ne pas être renversé, une éventuelle dissolution après les prochaines élections présidentielles… Mais ce qui est peut-être plus préoccupant sont les conséquences politico-sociales. Les tendances à la polarisation et à la montée des extrêmes ne seront que renforcées, la défiance des citoyens vis-à-vis de la politique ne fait que s’accroître et la crise de la culture démocratique que s’approfondir.
Propos recueillis par David Bornstein.
Eleonora Bottini, professeure de droit public, IAE Caen - Université Caen Normandie
Nicoletta Perlo, professeure de droit public, Université de Bourgogne
Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons
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