Bachar Al-Assad, le « boucher de Damas », a fui la Syrie, laissant derrière lui une société dévastée par près d’un demi-siècle de dictature et treize années d’une guerre civile sanglante. Le groupe islamiste HTC est désormais au pouvoir, mais bien des questions demeurent quant à sa capacité à unifier la population.
Entretien avec Laura Ruiz de Elvira, politiste spécialiste de la Syrie (CEPED-IRD).
Au lendemain de la chute de Bachar Al-Assad, quel est le sentiment qui prime au sein de la société syrienne ? La célébration de la fin d’un demi-siècle de dictature ? L’horreur face aux exactions commises par le régime, notamment au sein de ses prisons aujourd’hui libérées ? Ou la crainte d’une nouvelle gouvernance aux contours encore indéfinis ?
Les sentiments qui traversent en ce moment la société syrienne sont complexes et ambivalents. D’une part, les mobilisations des Syriens partout dans le monde et en Syrie même montrent la joie et le soulagement de la population, qui s’expriment aussi par le fait que de nombreux ressortissants syriens tentent d’ores et déjà de rentrer en Syrie depuis la Turquie ou le Liban. Cette euphorie s’accompagne d’un sentiment de surprise puisque la population syrienne et les observateurs du monde entier avaient perdu l’espoir de voir le régime d’Assad tomber.
Mais d’autre part, il est évident que la plupart des Syriens sont aussi inquiets vis-à-vis de ce qui va se passer. Les activistes ayant participé à la révolution, pour beaucoup, étaient eux-mêmes persécutés par HTC, ou avaient dû quitter le pays face aux offensives de l’État islamique. Les forces qui ont mené la reconquête ne sont pas celles qu’ils auraient aimé voir au pouvoir.
Des incertitudes et des craintes demeurent donc, mais il y a aussi une forte volonté de reconstruire le pays et de bien faire les choses : pendant toutes ces années, les Syriens se sont formés et ont mené des réflexions sur ce qui aurait dû être fait autrement.
De qui parle-t-on quand on dit « les Syriens » ? Y a-t-il une identité nationale syrienne forte ou avant tout des identités communautaires ?
90 % de la population du pays est musulmane et 70 à 75 % des musulmans syriens sont sunnites. Il existe une diversité de minorités religieuses (alaouites, druzes, chrétiens) et ethniques (8 % des Syriens sont Kurdes, ces Kurdes étant quasiment tous des musulmans sunnites).
Le gouvernement des Assad s’est appuyé, pendant des décennies, sur des politiques communautaires, et le confessionnalisme s’est encore renforcé pendant les treize années de conflit qui ont suivi le déclenchement de la révolution en 2011. Cette donnée est donc évidemment à prendre en compte.
Mais on aurait tort de penser que la révolution et la rébellion ont exclusivement été le fait d’éléments islamistes. Le cas de la ville de Soueida, dans le sud du pays, montre que le mécontentement était également présent au sein des minorités. Depuis plus d’un an, les druzes y ont régulièrement manifesté en arborant le drapeau de la révolution.
Assad comptait avant tout sur le soutien de la communauté alaouite, dont il est lui-même issu, et sur la cooptation de certaines élites sunnites…
Le régime favorisait les alaouites et s’appuyait sur ce socle, tout en cooptant effectivement des individus issus de la majorité sunnite et d’autres minorités : sans cela, il n’aurait pu jamais tenir. De sorte que, oui, des entrepreneurs et des élites sunnites ont coopéré avec le régime pendant toutes ces années. L’enjeu, maintenant, est de reconstruire les liens entre les différentes communautés religieuses et ethniques et de rompre avec ce communautarisme que la dictature n’avait cessé d’entretenir et de renforcer.
L’attitude du régime face aux minorités ethniques et religieuses syriennes tient-elle aux positions traditionnelles du parti Baas ?
Le Baas avait en réalité été mis de côté dès l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad. Ce dernier s’est appuyé sur de nouvelles élites politiques. Les cadres du Baas de l’époque de Hafez Al-Assad avaient été marginalisés, y compris au sein du gouvernement. Dans l’ouvrage tiré de ma thèse, j’examine cette reconfiguration de l’ingénierie politique par Bachar Al-Assad, qui avait généré énormément de mécontentement en Syrie avant 2011.
Aujourd’hui, le nouvel homme fort du pays, Abou Mohammed Al-Joulani, tient un discours qui se veut rassurant et unificateur. Il affirme qu’il fera une place à toutes les communautés : comment interpréter cette promesse, et les Syriens y croient-ils ?
Je pense que les Syriens sont circonspects malgré le fait que le Premier ministre du gouvernement transitoire ait annoncé hier que les droits de toutes les communautés seront garantis.
D’après les spécialistes de HTC, dans la région d’Idlib qu’il contrôlait depuis plusieurs années, Al-Joulani a mis en pratique le respect des minorités et une liberté de culte contenue qu’il annonce vouloir appliquer aujourd’hui à l’ensemble de la Syrie. Et depuis le lancement des opérations qui ont mené à la chute de Bachar Al-Assad, il n’y a pas eu d’exactions ni de représailles à l’encontre des chrétiens d’Alep, par exemple, ou des alaouites sur la côte.
Si cela peut donner une certaine crédibilité à ce qu’il affirme, il faut tout de même conserver une attitude prudente et voir comment évoluera la situation maintenant que HTC est en position de force dans l’ensemble du pays. Le fait qu’Al-Joulani ait nommé premier ministre, sans aucune négociation, l’homme qui exerçait déjà cette fonction au sein du « Gouvernement du salut » de la région d’Idlib contrôlée par HTC peut inviter à nuancer ses gages d’ouverture.
La société syrienne sort profondément divisée d’une guerre civile d’une violence extrême. Une réconciliation nationale est-elle envisageable ?
Il y a vraiment une volonté de réparation, de passer à autre chose et de se projeter vers l’avenir. La vie a été suspendue pour les réfugiés, les déplacés et les gens restés sur le territoire durant ces treize années de conflit.
La prise de Damas quelques jours après celle d’Alep, sans résistance ni grands combats, montre bien que les soutiens au régime s’étaient fortement dégradés. Je pense qu’il y a une opportunité aujourd’hui pour que le corps politique national se reconstruise, même si les traumatismes sont très lourds.
Néanmoins, les soutiens au régime n’ont pas complètement disparu, notamment sur la côte : un régime ne peut pas être dissous du jour au lendemain. Si plusieurs hauts responsables ont pu prendre la fuite et d’autres essaient encore aujourd’hui de traverser la frontière du Liban, la plupart d’entre eux sont restés dans le pays.
Ainsi, un enjeu important va être de veiller à ce que les cadres du régime et de sa machine répressive soient jugés. Et, plus généralement, de faire en sorte que les cellules pro-régime ne puissent pas tenter d’entreprendre un coup d’État, une restauration autoritaire ou encore former de groupes terroristes, comme on a pu le voir ailleurs. En Irak, par exemple, les anciens du régime de Saddam Hussein s’étaient associés à d’autres acteurs, issus du djihadisme international, pour former l’État islamique.
Justement, l’État islamique existe encore en Syrie, même s’il est résiduel. Or, le 10 décembre, il aurait exécuté une cinquantaine de soldats du régime d’Assad interceptés dans leur fuite. Est-ce que l’État islamique, dont on sait qu’il est très hostile à HTC par ailleurs, pourrait profiter du contexte actuel pour capitaliser sur un éventuel mécontentement de la population ?
Les djihadistes de l’EI pourraient essayer de profiter de la situation actuelle pour se renforcer. Mais la population syrienne n’est pas favorable à l’EI. Tous les révolutionnaires que j’ai rencontrés ont été déchirés par l’émergence de l’EI, qui les a persécutés et qu’ils ont combattu. Quant au reste de la population, elle ne le voit pas non plus d’un bon œil.
De plus, les États-Unis sont déjà sur le qui-vive dans la région. Les troupes américaines ne sont pas parties. Dans ce contexte, est-ce que l’État islamique parviendra à monter en puissance ? Rien n’est moins sûr.
Vous avez mentionné la diversité de l’opposition au régime d’Assad, qui ne se résume pas à HTC. Si HTC se met à instaurer une forme d’autoritarisme où aucune opposition ne peut se faire jour, pourrait-on assister à une nouvelle insurrection – non pas de la part des anciens fidèles au régime, mais des anciens ennemis d’Assad ?
Oui, bien sûr. La population syrienne ne va pas accepter ce genre de régime. Après 50 ans de régime baasiste et des horreurs de la guerre, si la transition n’est pas suffisamment inclusive, il y aura des résistances. De la part des Kurdes, entre autres, qui contrôlent encore le Nord-Est de la Syrie – une région en proie à de fortes tensions.
Quel avenir pour les Kurdes syriens ? Pourraient-ils se voir attribuer une forme d’autonomie, comme en Irak ?
Difficile de répondre à cette question. Il est certain que la Turquie ne va pas accepter un tel développement. Or Ankara a beaucoup d’influence sur une partie des rebelles qui ont pris le pouvoir. Aujourd’hui, beaucoup de Kurdes ont peur, c’est un fait. Ils ont été la cible de pillages et sont en train de se retirer progressivement dans le Nord-Est de la Syrie, alors qu’ils ont déjà perdu plusieurs des territoires qu’ils administraient. Mais dans le même temps, des avis divergents existent au sein de la communauté kurde syrienne et finalement l'administration autonome kurde a annoncé jeudi 12 décembre qu’elle adoptait le drapeau de la révolution.
Vous avez travaillé sur la reconversion d’anciens combattants de la guerre civile dans l’action humanitaire. On imagine qu’une part conséquente de la population syrienne est affectée de près ou de loin par la violence de la guerre. Une démilitarisation de la société syrienne est-elle possible ?
Je pense que la démilitarisation est possible. Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre de combattants avaient déjà déposé les armes au cours de ces dernières années ou sont partis à mesure que les territoires dits « libérés » étaient récupérés par le régime et que les financements venaient à manquer. Avant la guerre civile, la plupart de ces combattants étaient des citoyens ordinaires et non des militaires. Donc je pense que la démilitarisation peut se poursuivre. Mais elle va dépendre des jeux d’alliances entre les différents groupes armés et de la capacité du gouvernement transitoire piloté par HTC à proposer une nouvelle donne politique dans laquelle les différentes parties prenantes se sentiront reconnues.
Or des tensions sont en train de monter et pourraient ralentir le processus de démilitarisation. J’ai déjà parlé de celles qui touchent le Nord-Est du pays avec les Kurdes. Des bruits courent aussi sur le mécontentement de factions à Damas. La situation est donc très fragile.
D’autre part, il ne faut pas oublier qu’Israël bombarde massivement des sites militaires et des stocks d’armes de l’ancien régime, avec près de 500 frappes en Syrie en deux jours. La démilitarisation va donc être aussi forcée, d’une certaine manière.
Avec l’arrivée de HTC, peut-on s’attendre à une application stricte de la charia et d’une politique extrêmement rigoriste à l’égard des femmes ? De manière plus générale, quelle est la place des femmes aujourd’hui en Syrie ?
Depuis qu’ils ont pris le contrôle d’Idlib, HTC n’y a pas imposé une charia stricte dans le style afghan. Je ne pense donc pas qu’un tel scénario soit envisageable à l’échelle nationale maintenant qu’ils ont pris Damas. Concernant les femmes, même si la Syrie est un pays conservateur, notamment sur le plan religieux, les femmes travaillent, conduisent et occupent l’espace public depuis longtemps. Elles ont aussi joué un rôle très important dans la révolution à partir de 2011.
J’ai rencontré énormément de femmes qui ont pris part aux manifestations, qui ont travaillé dans l’humanitaire, qui se sont impliquées en politique ou créé des organisations féministes. La cause des femmes s’est beaucoup développée à la faveur de la révolution. Et elles devraient continuer à être impliquées dans la transition.
La justice peut-elle condamner les principaux responsables des crimes du régime d’Assad ?
Al-Joulani a annoncé que le gouvernement de transition publierait la liste des noms des plus hauts responsables impliqués dans les tortures commises par le régime, afin qu’ils soient jugés. Une justice transitionnelle est absolument nécessaire pour l’avenir du pays.
Pour cela, ceux qui rendront la justice pourront s’appuyer sur le travail des associations et des groupes qui, depuis le début de la révolution, ont documenté les crimes commis par le régime. Il y a énormément d’expertise dans ce domaine, y compris sur le plan juridique. The Day After Project est à titre d’exemple très actif en la matière. Dès 2012, il a réuni une cinquantaine de figures issues des différentes franges de l’opposition, pour travailler sur différentes thématiques comme l’État de droit, la justice transitionnelle, la réforme du secteur de la sécurité, la réforme électorale et aussi sur l’élaboration d’une nouvelle Constitution syrienne.
Toute la génération qui a été formée avec la révolution contre le régime d’Assad ces dix dernières années peut contribuer à cette transition et notamment à une justice transitionnelle qui pourrait s’articuler autour des procès de responsables du régime qui ont récemment eu lieu en Europe.
Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’avec l’annonce d’Al-Joulani on voit déjà qu’il y aura différents échelons de responsabilité. Il a promis une amnistie aux personnes astreintes par le régime au service obligatoire, ce qui révèle une volonté de réconciliation. C’est l’inverse de ce qui est arrivé en Irak après que les Américains aient occupé le pays. Ils ont tenté de démanteler toutes les structures de la dictature déchue, créant un fort mécontentement parmi ceux qui avaient collaboré avec le régime de Saddam Hussein. Al-Joulani a l’air plus pragmatique et pour le moment il semblerait qu’il ne conduira pas une chasse aux sorcières.
Pour que la transition pilotée par les nouveaux dirigeants du pays réussisse il faudra trouver un équilibre entre d’une part établir la responsabilité pour les crimes commis et lancer des réparations, et d’autre part ne pas exclure tout un pan de la population syrienne qui pourrait à nouveau se révolter. Ce que permettrait la mise en œuvre d’une justice transitionnelle comme cela avait été le cas en Argentine ou au Rwanda, par exemple – toutes proportions gardées…
Vous vous êtes rendue à de multiples reprises en Syrie dans le cadre de vos recherches. Qu’est-ce que la chute du régime d’Assad change pour les chercheurs spécialistes de la Syrie, notamment en termes d’enquêtes de terrain ?
La plupart des chercheurs qui travaillaient sur la Syrie avant 2011, comme moi, n’ont pas pu y retourner à partir du début de la guerre civile. On a dû travailler autrement, avec des entretiens en ligne ou auprès des communautés réfugiées. D’autres collègues ont utilisé des images, des vidéos, tandis que d’autres encore ont travaillé en collaboration avec des personnes qui se trouvaient sur le territoire syrien. On a donc réévalué nos manières de travailler ; mais évidemment, savoir ce qui se passait au quotidien dans les régions tenues par le régime était devenu très compliqué. Désormais, nous pouvons envisager à nouveau de nous rendre en Syrie pour y reprendre des enquêtes de terrain un peu plus classiques, au plus près des acteurs et des dynamiques sociales.
Il faut noter que ce type de recherche a cependant pu être mené pendant toutes ces années par des chercheurs syriens qui, avant 2011, ne pouvaient pas vraiment travailler dans le pays parce que les sciences sociales étaient sous-développées en Syrie – la science politique n’y existait pratiquement pas. Et puis, à partir du début de la révolution, des centres de recherche syriens ayant des relais à l’intérieur du pays, comme le Centre syrien pour la recherche politique ou le Centre Omran de recherches stratégiques, ont été créés en Turquie, au Liban et dans d’autres endroits du Golfe.
Désormais nous pourrons commencer à travailler avec tous ces gens, d’une façon qui était impossible jusqu’ici, y compris avant 2011, c’est-à-dire ouvertement, en affichant vraiment nos questionnements politiques, etc.
Rédacteur Charlotte Clémence
Auteur
Laura Ruiz de Elvira : Politiste, chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons
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