Depuis le 18 octobre, le Chili s’enflamme. Des contestations, qui au départ se déroulaient dans une ambiance bon enfant, ont dégénéré en de violents affrontements entre les forces de l’ordre, l’armée et la population.
Bilan provisoire : 20 morts confirmés par le gouvernement, 1 305 personnes blessées et selon l’Institut national des droits humains (INDH), un organisme public indépendant, il y aurait eu des actes de torture et des violences sexuelles lors de l’état d’urgence décrété par le président conservateur Sebastian Piñera. La Haut-Commissaire de l’ONU aux droits humains, Michelle Bachelet, a mandaté plusieurs enquêteurs de l'ONU pour vérifier les faits.
Un peu d’histoire
Les anciens gardent un souvenir amer de la dictature d’Augusto Pinochet, l’ancien président du Chili. Ariel Sanzana s’est réfugié en Suisse à cette époque. Au cours d’une interview, il explique un peu l’histoire de son pays : «Lors du coup d'état en 1973, des dizaines de milliers d’opposants furent arrêtés, torturés voire tués. Le peuple a perdu ses droits et ses libertés, Il y a eu un déclin des avantages sociaux, des services de l’état, universités, soins médicaux. L’eau, l’électricité, les transports, passent dans les mains d’entreprises privées avides de gain et peu soucieuses du bien-être du peuple.»
La politique économique libérale (privatisation des entreprises, baisse du nombre de fonctionnaires, privatisation de l'enseignement supérieur) a vu le jour avec une nouvelle constitution adoptée en 1980.
À partir de 1990, débuta la transition vers la démocratie. Malheureusement, le premier président après Pinochet, Patricio Aylwin (candidat de la Concertation des partis pour la démocratie) et tous ceux qui suivirent, de droite comme de gauche, durant ces 30 dernières années, n’eurent pas raison de cette constitution. «Ils la remanièrent sans jamais en changer le fond» précise Ariel Sanzana. Patricio Aylwin fut élu après un compromis avec les USA et les militaires. Ces derniers eurent le droit de choisir une partie des parlementaires. De ce fait, impossible de réformer la constitution car il faut les 5/7 ème du parlement pour valider une nouvelle constitution, une majorité proche de l’unanimité, donc impossible à atteindre.
Sebastián Piñera, le président actuel, est un homme d’affaires. Une histoire de famille : ses deux frères sont : José Piñera, économiste libéral et homme politique qui mit en place le passage de la retraite par capitalisation durant la dictature militaire chilienne et Pablo Piñera, ancien membre du conseil d’administration de la banque centrale.
«Si au niveau macroéconomique et politique, le Chili apparaît comme un pays plutôt stable, riche et prospère, les inégalités sont poussées à l’extrême. La corruption se développe alors que ça n’avait jamais été le cas auparavant. Pour les étudiants, l’université est source d’endettement et les rend dépendants pour de très longues années. L’accès à l’eau est privatisé même dans les campagnes. Elle est achetée par les mines ou de riches propriétaires agricoles (culture d’avocats). De ce fait, certains villages doivent faire venir de l’eau à grand frais par camion-citernes. Les soins médicaux, qui étaient de très haut niveau, sont devenus hors de prix, par exemple, un de mes amis a dû vendre sa maison pour se faire opérer. Mais qu’en est-il pour ceux qui n’ont rien ?», relate Ariel Sanzana
Les gens s’endettent pour l’éducation de leurs enfants, les soins de santé mais aussi pour les frais courants, les grands magasins proposant tous des cartes de crédits gratuites. «Par exemple, je suis allé acheter une paire de chaussettes. La caissière m’a proposé de la payer à crédit. Dans la rue, devant les grandes enseignes, des jeunes sont payés pour vous proposer des cartes de crédit de ces magasins. Les gens ont tant de dettes qu’ils ne pourront jamais les rembourser. Parfois, c’est pour des achats de premières nécessités mais ils s’endettent aussi pour des choses inutiles. Ils sont séduits par tous ces biens car je pense qu’ils manquent de nourriture spirituelle au sens large du terme», raconte Ariel Sanzana
Manifestation de soutien au peuple chilien à Genève, Suisse, le 2 novembre. (Photo : Ariel Sanzana)
La révolte
Il n’y a qu’un métro au Chili, celui de Santiago, le plus cher d’Amérique latine. En moins de 8 mois le ticket a augmenté pour la 3ème fois. Cet élément sera l’élément déclencheur. Les jeunes, majoritaires dans le pays, ont initié la révolte en sautant par-dessus les tourniquets. Le gouvernement a très mal géré la crise et a fait appel à l’Armée, ce qui a réveillé de très mauvais souvenirs au Chili. Par ailleurs, le recours aux unités anti-émeute se solde par de nombreuses victimes, enclenchant ainsi un cercle violence-contreviolence.
Selon Ariel Sanzana, ce gouvernement est incapable de redresser le pays, il y a des riches d’une cupidité aveugle et un peuple étouffé par la crise économique, voilà pourquoi les gens descendent dans la rue.
«S’il y a eu quelques pillages, la majorité des manifestants étaient pacifiques et l’ambiance était plutôt bon enfant. Ce qu’ils veulent, c’est pouvoir vivre normalement. Il y a plusieurs revendications : Les retraités demandent une augmentation car pour la majorité, leur retraite tourne autour de 100 dollars alors que le coût de la vie au Chili est plutôt élevé. Les enseignants et fonctionnaires demandent de meilleures rémunérations ainsi que la restauration du rôle de l’Etat dans l’éducation et les services publics. Les médecins veulent que les ressources médicales soient mieux distribuées et que les patients aient accès à des soins de qualité et à des médicaments à leur portée. Les gens ne veulent plus de cette corruption, de ces scandales à répétition alors que leur revenu ne suffit plus à boucler les fins de mois», précise-t-il
Il raconte une petite anecdote qui démontre le fossé entre les dirigeants et le peuple : «Au début des manifestations, Mme Piñera a été enregistrée quand elle téléphonait à une de ses amies. Elle ne comprenait pas pourquoi il y avait tous ces gens dans la rue, les comparant à des aliens, et elle finit pas dire qu’elle était inquiète de perdre ses privilèges».
Pour Ariel Sanzana, le peuple chilien ne veut pas actuellement d’une révolution, mais plutôt des changements profonds. Le mouvement est majoritairement pacifique, mais il est possible qu’une grève illimitée – ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour - puisse être menée pour faire tomber un gouvernement trop affaibli.
Le peuple veut un nouveau pacte social, avec plus d’entraide, afin que les services de bases soient à nouveau efficaces, avec des salaires permettant de vivre. Beaucoup souhaitent une action collective avec une Assemblée constituante libre et souveraine qui s’attellerait à changer la constitution en profondeur, afin d’obtenir des résultats concrets. Ariel Sanzana rajoute que «ce sera long car rien ne doit être imposé, le peuple ne veut plus d’une dictature». Pour lui, il y a bon espoir que cela aboutisse, car la force de la protestation a touché même les milieux de la droite, où des voix s’élèvent pour dire que ce fonctionnement ne peut pas durer car il entraîne le chaos et qu’il faut faire quelque chose.
Les manifestations se poursuivent, pour instaurer une pression sur ce gouvernement qui peine à comprendre l’importance du mouvement. Comme il ne peut pas garantir l’ordre public, il a dû annuler la réunion de l’APEC (zone économique Asie Pacifique) et la COP 25, qui aura finalement lieu en Espagne. C’est un très mauvais signe pour un Président qui se vantait, encore récemment, d’un Chili «oasis de paix et de prospérité».
Ariel Sanzana rapporte que «le gouvernement invoque la thèse, sans preuves, qu’il s’agit d’une conspiration de Maduro et de la Russie, justifiant la dure répression et le couvre-feu. Cela n’a pas duré longtemps car ce n’était pas légal et qu’il était politiquement très coûteux de maintenir l’armée dans les rues».
La question actuelle est celle du devenir de ce mouvement. Comme dans beaucoup de cas dans le monde, l’expression de la colère de la population ne suffit pas. Au Chili ce qui se met en place spontanément sont les Cabildos (réunions et débats autoconvoqués), une très ancienne institution démocratique espagnole, héritage du moyen âge. Par des réunions ouvertes et des décisions locales, les Cabildos ont permis de formuler les doléances à l’échelle de la bourgade, du district et de faire souvent ployer le pouvoir royal ou féodal. C’est cette formule qui a été choisie afin de trouver une issue politique à cette crise. Ils réunissent les citoyens pour parler des problèmes et chercher des solutions avec des experts faisant partie de la communauté. Les peuples originaires, qui se donnent le droit d’exprimer leur propre voix, participent à ce mouvement par le biais de leurs rassemblements traditionnels, les Pu Trawun.
Le mouvement actuel semble emprunter deux voies complémentaires : la lutte pour des droits économiques et sociaux et sur un plan plus politique, l’instauration d’un processus constituant, amenant à un nouveau pacte social au Chili. Selon Ariel Sanzana, le risque est que les secteurs politiques et économiques opposés aux changements, confisquent ce mouvement populaire et imposent un accord politique minimal, donc une constitution mitigée, afin d’arriver à un accord superficiel pour répondre à tout le monde : céder sur le moins pour conserver le plus.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de Vision Times. Cet article a été écrit avec la collaboration d’Ariel Sanzana, membre de la Plateforme unité sociale de Genève, Suisse
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