Méfiez-vous des chiffres. Pour impressionnants qu’ils soient, les montants sur la fortune financière peuvent tromper. Aussi riches qu’ils paraissent, les milliardaires n’ont pas le poids que l’on imagine. Déconstruction d’un mythe tenace.
Alors que l’administration de Donald Trump affiche une rare proximité avec les plus grandes fortunes de la planète, il n’est pas inutile d’essayer d’évaluer précisément le poids économique des milliardaires.
D’après le palmarès tenu par Forbes, leur fortune globale s’élèverait à la fin de 2024 à 14,5 billions de dollars, soit 14 500 milliards de dollars (nous adopterons dans cet article le référentiel français, soit le milliard pour le billion dans le référentiel anglo-saxon ainsi que le billion pour le trillion anglo-saxon).

Toutefois, on peut se demander ce que signifie exactement une telle somme ? Qu’est-ce qui la compose ? À quels autres montants économiques la comparer, et, que cache la focalisation sur les milliardaires ?
La composition de la fortune des milliardaires
La fortune des milliardaires telle qu’elle est calculée par Forbesne comporte pas toute leur richesse, mais presque exclusivement la valeur des actions qu’ils possèdent dans les sociétés cotées en bourse. Le magazine tente bien d’inclure les actions des sociétés en dehors de la bourse mais il s’agit d’une estimation assez fragile et très incomplète.
Le calcul n’inclut donc pas davantage le patrimoine immobilier, artistique ou liquide. Or, la valeur des actions est une valeur théorique et non réelle. Le calcul consiste à multiplier la totalité des actions existantes par le dernier cours de bourse connu, mais cela n’en fait pas une richesse matérielle.
Une question de valorisation

Prenons le cas d’Elon Musk, actuellement l’homme le plus « riche » du monde. Il possède, notamment, 715 millions d’actions Tesla dont le cours de bourse au 5 février 2025 était de 378,17 dollars ce qui fait une valeur théorique d’environ 270 milliards de dollars ! Mais cette somme n’existe pas sous forme d’argent liquide ou sur un compte en banque. C’est une valeur fictive, non sans effets sur le monde économique et politique, mais qui ne correspond pas à un capital réel, qu’il soit en numéraire ou en actifs matériels (usines, machines, véhicules).
La vente de quelques dizaines de milliers d’actions Tesla suffirait à inscrire sur son compte en banque des centaines de millions de dollars, mais il ne peut pas mobiliser l’intégralité de son capital-actions du jour au lendemain pour l’utiliser comme bon lui semble. S’il cherchait à vendre toutes ses actions au même moment, il en ferait immanquablement chuter le cours et verrait une grande partie de sa « richesse » se volatiliser.
La fortune en actions des milliardaires est certes colossale, mais elle est en définitive assez peu liquide et très volatile. Elle est très dépendante des cours de bourse qui peuvent varier de manière extrêmement sensible en fonction de la santé de l’entreprise et même de l’actualité. Par exemple, le cours de l’action Tesla est passé de 424,07 dollars au lendemain de l’investiture de Donald Trump à 378,17 dollars au moment où nous écrivons ces lignes, entraînant une perte théorique pour Elon Musk de plus de 33 milliards de dollars.
L’essentiel de la capitalisation boursière mondiale échappe aux milliardaires

Examinons à présent ce que représente la fortune cumulée des milliardaires parmi les autres ordres de grandeur économiques. Étant donné qu’elle est principalement composée d’actions, du moins pour ce que nous en connaissons, il est juste de la comparer à la capitalisation boursière mondiale. La fortune cumulée des milliardaires est estimée, on s’en souvient, à 14,5 billions de dollars, là où la valeur de l’ensemble des actions cotées est évaluée à 115 billions de dollars, ce qui fait un rapport d’un peu plus de 1 pour 10.
Dit autrement, la fortune théorique de l’ensemble des milliardaires ne représente que 13 % de la capitalisation boursière mondiale.
Certes, rapporté à la poignée d’individus qu’ils sont, cela constitue des sommes et un pouvoir considérables, mais qui laisse dans l’ombre près des neuf dixièmes de la capitalisation mondiale.
Qui possède les 87 % restants ? La réponse est loin d’être évidente, car la plupart des actionnaires demeurent anonymes, soit qu’ils possèdent trop peu d’actions pour être obligés de se déclarer, soit, comme c’est souvent le cas, qu’ils se retrouvent mêlés à d’autres actionnaires dans de vastes collectifs d’épargne tels que les fonds de pension, les fonds de placement, les plans d’assurance vie, les polices d’assurance, qui sont gérés par des sociétés spécialisées dans la gestion d’actifs comme BlackRock et Vanguard aux États-Unis, ou Amundi en France.
Le rôle des États sur les marchés
En octobre 2024, les actifs sous gestion représentaient la somme de 128 billions de dollars, dont près de la moitié – 62 billions de dollars – étaient investis en actions sur les marchés financiers. Une somme qui est quatre fois supérieure à la fortune théorique de tous les milliardaires réunis. À cela il faut ajouter les actions détenues directement par les États. Là encore, il est difficile d’en faire un décompte exact. On sait que les fonds souverains, hors banques centrales et fonds de pension publics, détenaient, en 2024, 13 billions de dollars dont un tiers investi en actions sur les marchés. Bien moins, donc, que la fortune cumulée des milliardaires.
Toutefois, c’est compter sans la participation directe des États au capital des entreprises, phénomène très répandu en Chine où l’État détient 71 % de la capitalisation de la bourse de Shanghai, soit 5 billions de dollars. L’actionnariat d’État se retrouve un peu partout sur la planète, en Arabie saoudite, en Norvège ou en Inde. En France, l’État est encore le premier actionnaire d’Airbus, Alstom, Engie, Orange ou Renault.
Enfin, il ne faut pas oublier les sociétaires et l’actionnariat salarié qui représentent une autre
forme de détenteurs d’actions loin d’être négligeable. Ces derniers sont ainsi les premiers actionnaires en termes de droit de vote d’AXA, Bouygues, Capgemini, Crédit agricole, Saint-Gobain, Société générale ou encore Veolia, selon les résultats que nous avons compilés pour l’année 2022.
Un capital de plus en plus dispersé

Contrairement à ce que pouvait laisser entendre Thomas Piketty, il y a quelques années, le capital au XXIe siècle n’est pas concentré entre les mains de quelques individus et familles richissimes. Il est de plus en plus dispersé. Au fil de l’analyse, on se rend compte que la majeure partie de la capitalisation boursière mondiale appartient à des collectifs, que ce soit des retraités, des salariés, des assurés, des épargnants, des sociétaires ou des États.
Certes, les individus qui sont les détenteurs ultimes de ce capital ont rarement voix au chapitre au profit des institutions qui parlent et agissent en leur nom.
Cependant, cela ne veut pas dire que la situation est condamnée à perdurer. On voit de plus en plus d’actionnaires salariés proposer des résolutions alternatives à celles défendues par la direction. Les gestionnaires d’actifs, qui ont longtemps été des actionnaires dormants, sont de plus en plus sommés de justifier leurs votes lors des assemblées générales.
La rémunération d’Elon Musk retoquée
Les milliardaires eux-mêmes voient leur rémunération surveillée, tel Elon Musk qui s’est vu refuser par deux fois une rémunération en actions de plusieurs dizaines de milliards de dollars par les tribunaux de l’État du Delaware. Depuis, il a officialisé le déménagement du siège social de Tesla depuis la Californie vers le Texas, mais la société demeurant enregistrée dans le Delaware, il n’est pas sûr que la juridiction change. De plus, l’État du Delaware est connu comme le plus accommodant du point de vue du droit des sociétés par actions.

En se focalisant sur les milliardaires, on s’empêche de porter un diagnostic objectif sur les structures profondes du capitalisme contemporain. On croit que la justice économique passe par la lutte des classes alors qu’elle est de nature procédurale. Elle repose sur la mise en place de procédures transparentes et équitables qui permettent aux collectifs d’actionnaires d’exercer l’intégralité de leurs droits.
S’il est un combat à mener, ce n’est pas tant contre les milliardaires qu’en faveur de l’élargissement et de la démocratisation de l’épargne collective. Le véritable problème politique du XXIe siècle n’est pas la collectivisation du capital, celle-ci existe déjà, mais l’invention de procédures qui en assurent une gestion ouverte : en d’autres termes, il faut inventer la démocratie financière.
Rédacteur Charlotte Clémence
Auteur
François-Xavier Dudouet : Directeur de recherche sociologie des grandes entreprises, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons
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