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Monde. Turquie : la géopolitique au secours d’Erdogan

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Plus de mille personnes ont déjà été arrêtées pour avoir participé aux manifestations de protestation contre l’arrestation du maire d’Istanbul. Les derniers médias indépendants sont harcelés en Turquie, et le caractère répressif du régime ne cesse de se renforcer. Pour autant, les contestataires ne peuvent guère s’attendre à un soutien ferme en provenance de l’étranger et spécialement d’Europe et des États-Unis : l’UE et l’administration Trump ont toutes deux besoins d’Erdogan pour des raisons géopolitiques.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a fait emprisonner le 19 mars dernier. Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et candidat de l’opposition en vue de la prochaine élection présidentielle. On peut sans doute inscrire ce geste dans le spectre de « l’effet Trump ». On l’imagine en effet se demandant, à l’instar du président des États-Unis, pourquoi il devrait s’embarrasser du droit et des libertés. Il a donc envoyé derrière les barreaux le maire élu d’une ville de près de vingt millions d’habitants. Il ne s’attendait peut-être pas à ce que cette mesure provoque immédiatement un vaste mouvement de protestation qui, près d’un mois plus tard, ne faiblit pas.

Aux manifestations massives, tenues dans de nombreuses villes du pays, s’est ajoutée une nouvelle forme d’action : le boycott des entreprises liées aux chaînes de télévision proches du pouvoir (c’est le cas de la quasi-totalité des chaînes autorisées dans le pays), qui ne diffusent aucune image de ce mouvement. Le mot d’ordre semble être suivi, malgré les arrestations et les licenciements parmi ceux qui relaient l’appel au boycott. La presse a pu diffuser les images de commerces fermés ou vides, et de rues populeuses d’Istanbul désertées.

On peut se demander si la participation des commerçants et des usagers de la ville n’est pas en train de changer la nature de ce mouvement, le faisant passer de protestation spontanée vouée à un pourrissement rapide à un soulèvement d’une partie conséquente de la population. Une situation qui peut faire penser, toutes choses égales par ailleurs, à la grève en Iran des commerçants du bazar, les bazari, qui a donné le coup de grâce au régime du chah lors de la révolution des mollahs en 1979. Mais la comparaison s’arrête là. Aujourd’hui, la géopolitique vient à la rescousse du régime d’Erdogan : les puissances internationales ne feront sans doute rien de concret pour soutenir le mouvement de contestation.

La Turquie et la nouvelle politique de défense européenne

L’urgence d’élaborer une nouvelle doctrine de la sécurité européenne a renouvelé l’intérêt de l’UE pour la Turquie et pour sa puissance militaire.

On le sait, la Turquie est réputée posséder la deuxième armée la plus puissante au sein de l’OTAN (800 000 hommes). Selon le site Globalfirepower elle est classée neuvième au monde en 2025, après l’armée japonaise et devant l’armée italienne. Elle doit en partie son succès à ses drones militaires, le TB2 Bayraktar, du nom du gendre du président turc. Elle produit et exporte ces drones dont elle a pu exhiber l’efficacité lors de ses interventions en Libye, contre le général Haftar en 2020, au Haut-Karabakh, la même année, contre les Arméniens et auprès des forces azerbaïdjanaises, et en Ukraine contre l’invasion russe en 2022.

Cette armée s’est professionnalisée et reconfigurée après le coup d’État manqué de juillet 2016. L’industrie turque de l’armement a connu un essor considérable ces vingt dernières années. Quelque 2 000 entreprises sont engagées dans ce secteur qui exporte ses produits dans 170 pays et dont la dépendance à des fournisseurs étrangers n’est plus que de 30 %.

En termes de puissance militaire, l’intérêt pour l’UE de pouvoir compter sur la Turquie pour l’élaboration d’une stratégie de défense est difficilement contestable. Cependant, cette élaboration vise in fine à défendre le modèle de démocratie européenne. Un paradoxe saute aux yeux : il est question de défendre les institutions et usages démocratiques européens en s’associant avec un régime qui n’en a cure. 

Depuis l’incarcération du maire d’Istanbul, la presse emploie à juste titre le vocable « autocratie » pour qualifier le régime turc, dont le président a achevé de détricoter l’État de droit et les contre-pouvoirs dans son pays.

Washington arbitre des relations turco-israéliennes en Syrie

De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump a plusieurs fois signifié publiquement son admiration pour le président turc et pour la poigne avec laquelle il dirige les affaires de son pays. Recep Tayyip Erdogan n’aurait peut-être pas eu l’audace d’incarcérer Ekrem Imamoglu sous une autre présidence que celle de Trump. Cela dit, au-delà des inclinaisons des hommes qui gouvernent, les intérêts stratégiques de Washington et d’Ankara sont fortement imbriqués, autant dans des relations transactionnelles complexes que dans ce qui subsiste de leur alliance pendant la guerre froide, au Proche-Orient comme en Europe.

Leurs actions ont été complémentaires en Ukraine où c’est avec les drones turcs que l’armée ukrainienne a arrêté la première attaque des chars russes. En Syrie, en revanche, les États-Unis maintiennent quelque 2 000 hommes déployés en soutien aux Forces démocratiques syriennes (FDS). Celles-ci, dominées par les Kurdes, sont combattues par la Turquie, qui bombarde régulièrement leurs positions dans le nord de la Syrie. Les troupes dont dispose Ankara dans le nord syrien ont soutenu les forces rebelles syriennes depuis le début de la guerre civile en 2011, et l’administration actuelle de Damas dépend énormément du soutien turc. Alors que Washington commence seulement à tenter de définir une position claire au sujet de la nouvelle administration syrienne, Ankara fait désormais pression sur l’administration Trump pour obtenir la levée des sanctions imposées à la Syrie sous Bachar Al-Assad.

Une rivalité militaire se joue entre Israël et la Turquie sur le territoire et dans les airs syriens. La protection d’Israël constituait jusqu’au 7 avril la priorité absolue à partir de laquelle Donald Trump allait choisir pensait-on une ligne stratégique dans cette région. Mais le 7 avril, le président américain a une fois de plus renversé la table en annonçant depuis la Maison Blanche et en présence de Benyamin Nétanyahou que les États-Unis entamaient des pourparlers directs avec l’Iran ! Or pour établir et maintenir un dialogue avec Téhéran, les États-Unis n’auront pas trop du concours de la Turquie.

Le flou de la politique américaine concernant la Syrie a vraisemblablement favorisé les forces turques qui ont commencé à construire une base militaire à l’intérieur de la base aérienne de Menagh, dans le nord d’Alep. Israël est déterminé à empêcher la Turquie d’accroître sa présence militaire, aérienne et terrestre en Syrie. Dans la nuit du 2 au 3 avril, son aviation a détruit plusieurs bases aériennes près de Homs et de Hama. L’État hébreu compte sur le couloir syrien pour que, le jour venu, ses avions puissent frapper l’Iran, et il craint que des connivences entre la Turquie et l’Iran n’autorisent les survols de la Syrie par des appareils iraniens apportant des équipements destinés au Hezbollah.

Erdogan a appelé à la destruction totale de « l’État sioniste d’Israël »

Dans ce face-à-face entre la Turquie et Israël, sur les airs et le territoire syrien, Trump a assuré Nétanyahou de son soutien tandis qu’Erdogan a appelé, dans son prêche de fin de Ramadan, à la destruction totale de « l’État sioniste d’Israël ». Pour préserver l’État hébreu, les États-Unis devront contenir, sans la froisser, la Turquie où ils possèdent plusieurs bases militaires, dont une à Incirlik qui héberge 50 missiles nucléaires B-61.

Washington a néanmoins d’autres cartes dans son jeu. Ankara souhaite instamment réintégrer le programme de construction des avions furtifs F-35 et aussi, acquérir des avions F16. C’est pour cela que le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan a récemment rencontré son homologue Marco Rubio à Washington. Il en est revenu bredouille. La visite, sur le point d’être programmée, d’Erdogan à la Maison Blanche, a été renvoyée à une date indéterminée. Le temps sans doute de voir jusqu’où iront les retombées de l’emprisonnement d’Ekrem Imamoglu.

Hakan Fidan a poursuivi sa tournée à Paris le 2 avril. Il y a rencontré des hauts responsables militaires et du renseignement. La visite a été très peu ébruitée dans l’Hexagone. Cela n’a pas empêché Fidan de déclarer que l’Europe devait reconsidérer sa politique de défense et que cela ne pouvait se faire sans la participation de la Turquie. Faut-il se résigner à penser que les exactions du président turc ont encore de beaux jours devant eux ?

Rédacteur Fetty Adler
Collaborateur Jo Ann

Auteur
Nora Seni Professeure à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8), ancienne directrice de l’Institut français d’études anatoliennes (Istanbul), rédactrice en chef du site observatoireturquie.fr, chercheuse associée à l’EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).

Cet article est republié à partir du site The Conversation, sous licence Creative Commons

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