Alibaba face aux tirs croisés de factions rivales du Parti communiste
À bien des égards, Alibaba fait figure de pionnier dans l’industrie technologique chinoise, pénétrant tous les aspects de la vie chinoise avec ses produits allant de Taobao à Alipay. Avec une capitalisation boursière cumulée de 1 300 milliards de dollars, Alibaba et Tencent sont les deux plus grands groupes asiatiques cotés en Bourse et presque tous les grands fonds d’investissement américains ont une participation dans l’entreprise. UBS estime qu’un peu plus d’un tiers des actions d’Alibaba sont détenues par des investisseurs américains. Mais aujourd’hui, le géant technologique et son fondateur, Jack Ma, sont confrontés à des problèmes croissants en Chine.
Le 16 mars, le navigateur d’internet UC d’Alibaba a été supprimé des magasins d’applications Android en Chine. Le site Web indique « ajustement du service, temporairement non disponible pour le téléchargement ». La veille, lors de la soirée annuelle du 15 mars diffusée par les médias d’État chinois, le navigateur UC a été critiqué pour avoir autorisé de fausses publicités médicales. Cette critique a été diffusée dans le cadre d’un programme de sensibilisation aux droits des consommateurs.
Pourtant, Baidu, la version chinoise de Google, est rempli d’autant d’annonces douteuses de médicaments. Pourquoi supprimer le navigateur US d’Alibaba ? Il est possible que ce soit le résultat de la coopération de la boutique Android avec les efforts du Parti communiste chinois(PCC) pour démembrer Alibaba.
Le 15 mars, le Wall Street Journal a annoncé que le secteur des médias affilié à Alibaba allait être divisé. Parce que Pékin est de plus en plus préoccupé par l’influence d’Alibaba sur l’opinion publique, il a fait pression pour que l’entreprise réduise sa présence dans l’industrie des médias.
En 2014, Alibaba a fait son introduction en bourse à New York et a levé 25 milliards de dollars, établissant le record mondial de la plus grande entrée en bourse à l’époque. Mais le 3 novembre dernier, l’introduction en bourse du groupe Ant d’Alibaba, qui devait établir un autre record, a été annulée en urgence par Pékin. La veille de cet événement, les quatre principaux régulateurs chinois, à savoir la banque centrale de Pékin, la CBRC, la SFC et l’administration nationale des changes, ont convoqué Jack Ma pour un entretien urgent.
Dans « Gong Shou Dao », ce qui signifie « L’art de la garde et de la défense », un court-métrage d’arts martiaux de 2017 dans lequel Jack Ma a investi et joué, le fondateur d’Alibaba semble prédire son propre destin. Il bat les meilleurs maîtres du monde, mais lorsqu’il se retrouve en présence de la police chinoise, il supplie son adversaire de le laisser partir.
Luttes de pouvoir au sein du PCC
En octobre dernier, lors du deuxième sommet financier du Bund à Shanghai, le vice-président chinois Wang Qishan a mis en garde contre divers risques pour le système financier chinois. Il s’agissait notamment « du chemin tortueux de la spéculation et des jeux d’argent, du chemin secondaire tortueux des bulles financières » et « du chemin pernicieux des systèmes de Ponzi ». « Nous devons insister sur la prévention et la résolution des risques financiers, et la sécurité financière passe toujours en premier ». Mais plus tard, Jack Ma a déclaré, lors de ce sommet, que la Chine n’a pas de « risque systémique financier, il n’y a fondamentalement pas de risque financier systémique en Chine ». Le 3 novembre, quelques jours après le sommet financier de Bund, il a été annoncé que l’introduction en bourse d’Alibaba avait été suspendue. Le fait que Jack Ma ait osé réfuter le bras droit de Xi Jinping d’une manière aussi médiatisée montre que Jack Ma a de puissants soutiens. Mais qui sont-ils ?
Depuis sa création, le PCC est en proie à des luttes de factions qui se répercutent à tous les niveaux de la politique et de l’économie chinoises. Le plus grand ennemi de Xi Jinping est l’ancien chef du Parti, Jiang Zemin. Bien que Hu Jintao ait été le dirigeant de la Chine de 2002 à 2012, le pouvoir réel au cours de ces dix années, appartenait à Jiang Zemin et à sa faction. La carrière de Jack Ma a commencé sous l’ère de Jiang Zemin. L’ensemble des actionnaires d’Alibaba et d’Ant Financial est étroitement liés à la faction de Jiang Zemin et en particulier à son proche allié, Zeng Qinghong. Par conséquent, le passé de Jack Ma est fortement entaché par ses liens avec la faction de Jiang Zemin, le principal rival de Xi Jinping au sein du PCC.
En 2014, Alvin Jiang, le petit-fils de Jiang Zemin, a aidé Jack Ma à négocier le rachat de la participation de Yahoo dans Alibaba. Alvin Jiang a également investi dans Ant Financial par l’intermédiaire de Boyu Capital, ce qui suggère un lien entre Jack Ma et la faction de Jiang Zemin.
Xi Jinping a récemment adopté des mesures visant à renforcer son contrôle sur Hong Kong et le système financier, et à réduire l’influence de la faction Jiang Zemin. Fin février, Boyu Capital, dirigée par Alvin Jiang, a quitté Hong Kong pour Singapour.
Xi Jinping est arrivé au pouvoir en 2012. Au cours des cinq premières années, il a purgé des centaines de hauts fonctionnaires. Un examen des antécédents de ces fonctionnaires déchus montre que la grande majorité d’entre eux avaient gravi les échelons sous l’ère de Jiang Zemin. Depuis le début du second mandat de Xi Jinping en 2017, les critiques à son égard n’ont cessé de fuser, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chine. Ces deux dernières années en particulier, des appels à démissionner le visant ont même été lancés au sein du PCC. Presque toutes ces voix, qui se propagent rapidement via les médias, sont liées à la faction de Jiang Zemin, qui reste puissante même après les purges. Lorsque Jack Ma a défié Xi Jinping publiquement lors du sommet financier de Shanghai, s’exprimait-il au nom de la faction de Jiang Zemin ?
Expansion d’Alibaba dans les médias
La force d’Alibaba réside dans ses activités dans le domaine des médias. Le montant de ses participations dans les médias cotés en bourse s’élève à 8 milliards de dollars. Par exemple, Alibaba détient près de 30 % de Weibo, a acquis 100 % du South China Morning Post, le journal anglophone de Hong Kong, et a acheté 20 % des activités en Chine du géant international WPP Group. Le groupe WPP est le plus grand groupe de publicité et de communication au monde, qui comprend les géants des relations publiques Burson-Marsteller, Ogilvy & Mather et de nombreuses autres sociétés. Burson-Marsteller est présent dans le domaine des marques et des médias. Ogilvy & Mather, une société de publicité, se trouve parmi les 500 premières agences mondiales.
En 2014 et 2015, Alibaba a pris une participation dans les principaux médias sociaux chinois, les plateformes de musique, de vidéo et de l’industrie du cinéma et de la télévision. En 2014, le groupe Alibaba achète 60% du capital de ChinaVision Media avant de la renommer « Alibaba Pictures Group ».
En 2016, Ant Financial de Jack Ma a investi 20 millions de yuans dans Caixin, l’un des médias financiers les plus influents de Chine. Avant cela, Alibaba détenait déjà 37 % des actions de Caixin et contrôlait dans une certaine mesure un autre média financier influent en Chine, « First Financial. » Toujours en 2016, Alibaba a encore augmenté sa participation dans SinaWeibo, et a créé une nouvelle société de médias avec Xinhua, l’organe de presse du PCC.
Un partenariat aussi poussé entre Alibaba Group et les médias du PCC implique effectivement une relation avec plus d’une douzaine de médias officiels influents sous l’égide de Xinhua.
En 2017, Alibaba est entré dans le domaine des relations publiques internationales avec une participation de 20 % dans les activités en Chine de WPP Group, le géant international de publicité et de communication.
En 2018, Alibaba a investi dans le « Groupe de la culture chinoise ». Le géant des médias a également sous son égide un certain nombre d’entreprises médiatiques bien connues.
En 2019, Alibaba a pris une participation dans la plateforme vidéo BiliBili, devenant ainsi son quatrième actionnaire le plus important. En 2020, après avoir acquis Focus Media, Alibaba a également pris une participation dans Mango Super Media de Hunan TV.
Xi Jinping agacé par l’influence d’Alibaba
En Chine, la plupart des professionnels de l’industrie des médias sont presque directement ou indirectement liés à Alibaba. Au-delà de ces informations accessibles au public, il est difficile de compter le nombre de sociétés de cinéma et de télévision, de médias, de publicité et de relations publiques qu’Alibaba possède en réalité, dans lesquelles il a des intérêts et auxquelles il participe. Alibaba est devenu un super conglomérat de médias, rivalisant même avec les médias d’État contrôlés par le PCC.
Xi Jinping aurait été agacé par l’influence médiatique d’Alibaba : en avril dernier, lorsque Jiang Fan, alors cadre d’Alibaba, a eu une relation extra-conjugale, son épouse lui a adressé un avertissement sur Weibo. L’incident a été couvert par plusieurs médias du continent et est rapidement devenu un sujet brûlant sur Internet. Mais en quelques minutes, tous les rapports des médias et les messages Weibo ont été supprimés.
Alibaba détient environ 30 % de Weibo, ce qui en fait le deuxième plus grand actionnaire de la société de médias sociaux. Qui est qualifié en Chine pour procéder à ce type de suppression massive en ligne sur Weibo ? Normalement, un tel ordre ne devrait être donné que par l’administration chinoise du cyberespace, mais dans ce cas, Weibo l’a fait de lui-même, sans intervention de l’État. Il paraît qu’Alibaba tirait les ficelles. Xi Jinping pouvait difficilement s’attendre à ce qu’une entreprise privée soit capable d’acquérir autant de pouvoir sous le régime autoritaire chinois.
Le 18 mars 2021, 11 entreprises chinoises, dont Tencent, Alibaba et Zigzag, ont été interrogées par le Bureau d’État de l’information sur Internet. L’administration du cyberespace a demandé à ces entreprises de coopérer avec elle et de faire un meilleur travail de surveillance des informations en ligne. Auparavant, Clubhouse, un logiciel américain de réseau social de chat vocal, et Signal, une application de messagerie cryptée, ont été interdits par le PCC. Les grandes entreprises technologiques occidentales, comme Google, Facebook et Twitter, sont depuis longtemps interdites sur le marché de la Chine continentale.
Les médias et l’opinion publique ont toujours été l’un des principaux outils du PCC pour maintenir son pouvoir. Le fait que Jack Ma exerce une telle influence sur les médias met Pékin mal à l’aise. Même s’il est peu probable qu’Alibaba lance un coup d’État ou prenne des mesures aussi radicales de son propre chef, elle pourrait néanmoins constituer une menace pour Xi Jinping si Jack Ma devait coopérer avec les rivaux de Xi Jinping au sein du régime chinois.
Dans un article du 11 mars, le Wall Street Journal a cité des responsables au courant des préoccupations des dirigeants du Parti. Les sources ont déclaré que Pékin était ouvert à une collaboration avec Alibaba pour réserver les plans actuels de démantèlement de l’entreprise. La condition pour cela serait qu’Alibaba établisse une ligne claire entre elle et Jack Ma, et qu’elle suive de plus près les instructions du PCC. Selon les responsables, le PCC préférerait maintenir Alibaba, en raison de sa popularité auprès des ménages chinois et des investisseurs internationaux.
Le quotidien britannique Financial Times a révélé des données émanant de RadarBox, une société spécialisée dans le suivi de vols, montrant que Jack Ma est toujours libre de voyager dans le pays et peut continuer à utiliser son jet Gulfstream, ce qui confirme que Jack Ma n’est pas complètement hors compétition. Le fait est que la famille de Jiang Zemin n’est pas la seule à avoir aidé Jack Ma à faire fortune, mais que d’autres familles puissantes y ont également participé. Xi Jinping devra faire preuve de prudence dans la gestion d’Alibaba. Mais cela ne signifie pas que l’avenir d’Alibaba Group soit optimiste.
Big data pour un contrôle absolu par le PCC
Comme les entreprises Big Tech américaines, Alibaba est par essence une entreprise de collecte de données. Son but n’est pas de vendre des marchandises, mais d’obtenir toutes les données du commerce de détail et de la fabrication, et faire de la logistique, ce n’est pas livrer des colis, mais combiner ces données ensemble. Jack Ma croit en l’idée que les données, et non le pétrole, seront la ressource clé du monde.
Pour le PCC, le big data est également sa ressource la plus précieuse, car il l’aide à atteindre son objectif de contrôle absolu. Il est inacceptable qu’une entreprise privée gère ces données, à moins que cette entreprise ne soit sous le contrôle total du PCC.
Le 15 mars, juste après les deux sessions du parlement chinois, Xi Jinping a immédiatement convoqué une réunion du Comité des finances et de l’économie, où il a souligné la nécessité de « renforcer la construction d’un système de droits de propriété des données et de garantir la responsabilité des entreprises de plateformes en ligne en matière de sécurité des données ». En outre, Xi Jinping a déclaré que le Parti devait « renforcer l’autorité de la supervision » et que « toute activité financière devait être incluse dans la supervision financière. »
Une tempête réglementaire s’abat sur les plateformes en ligne chinoises. Pour les propriétaires d’entreprises privées sur Internet, il est non seulement probable que les données devront être intégralement remises au Parti mais aussi la propriété des entreprises en ligne est également susceptible de changer de mains.
Lors d’une conférence de presse du ministère des affaires étrangères le 16 mars, un journaliste de Bloomberg a demandé si le gouvernement chinois avait demandé à Alibaba de vendre ses actifs médiatiques, notamment le South China Morning Post à Hong Kong. Le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Zhao Lijian, a déclaré qu’« il ne connaissait pas » la situation, mais ne l’a pas nié catégoriquement. Ses propos peuvent être interprétés comme une confirmation subtile. En février, le vice-président de Tencent, Zhang Feng, a été détenu par des fonctionnaires chinois. Il y a des spéculations selon lesquelles Tencent pourrait être la prochaine cible de la supervision financière chinoise, devenant ainsi le deuxième Alibaba.
Risques pour les investisseurs étrangers
En 2014, Alibaba a levé 25 milliards de dollars lors d’une introduction en bourse à New York, et quatre des six principales banques d’investissement de l’introduction en bourse étaient des géants financiers de Wall Street : Morgan Stanley, JPMorgan Chase, Goldman Sachs et Citigroup en plus de Credit Suisse et Deutsche Bank en Europe. Selon le dépôt de l’IPO d’Alibaba en 2014, les six principaux souscripteurs d’Alibaba, ainsi que les institutions qui ont souscrit des actions d’Alibaba par l’intermédiaire des souscripteurs, auraient pu gagner 9,2 milliards de dollars supplémentaires grâce à l’IPO d’Alibaba ce jour-là.
Une introduction en bourse prévue pour Ant Group a été annulée en 2019. La documentation du prospectus de l’IPO a révélé qu’Ant a émis environ 1,839 milliard d’actions de catégorie C à 45 investisseurs étrangers en juin 2018. Les investisseurs étrangers détenant des actions de catégorie C comprennent GIC et Temasek Holdings de Singapour, Khazanah Nasional de Malaisie, et les fonds souverains les plus importants du monde, tels que le Régime de pensions du Canada, le Conseil d’administration de l’Université de Californie, ainsi que des fonds de pension et d’investissement dans l’éducation. Ils incluent également un grand nombre de banques d’investissement américaines de premier plan et leurs dirigeants.
Les capitaux étrangers, y compris les géants financiers américains, ont fourni environ 14 milliards de dollars pour le financement de catégorie C de Ant.
Le 12 janvier de cette année, RWR Consulting a publié un rapport révélant que le PCC est en train de développer un système de cloud computing militaire en associant des entreprises telles qu’Alibaba et Tencent à des fournisseurs d’équipements et à des entreprises chinoises qui développent des armes de haute technologie. Alibaba, Tencent et Baidu font partie des plus grands fournisseurs de services de cloudcomputing en Chine.
Depuis décembre 2020, le gouvernement américain s’est enlisé dans un débat sur l’opportunité d’étendre la liste noire des « entreprises militaires communistes chinoises. »
Malgré les allégations selon lesquelles les trois géants chinois de la technologie Alibaba, Tencent et Baidu, collaboraient avec les services militaires et de renseignement du PCC, le département du Trésor américain s’est fermement opposé à leur ajout à la liste noire, craignant que les sanctions n’entraînent une vente massive et d’autres conséquences économiques graves. Alibaba et Tencent ont une capitalisation boursière combinée de 1 300 milliards de dollars, et presque tous les grands fonds d’investissement américains ont une participation dans ces entreprises. UBS estime qu’un peu plus d’un tiers d’Alibaba est détenu par des investisseurs américains, tandis que 12 % de Tencent est détenu par des investisseurs américains.
Le 14 janvier, le ministère américain de la défense a officiellement annoncé la dernière extension de sa « liste noire liée à l’armée ». Cette liste ne comprend pas Alibaba, Tencent et Baidu, selon le Wall Street Journal.
Dans l’environnement politique unique de la Chine, aucune entreprise, même aussi grande qu’Alibaba et aucun individu, même aussi riche que Jack Ma, n’a de réelle marge de sécurité ou de croissance.
Au cours des dernières décennies, le capital international a goûté à la douceur de gagner beaucoup d’argent grâce aux entreprises chinoises, mais il a aussi progressivement lié son destin de plus en plus étroitement au PCC. Alors que Jack Ma marche sur le fil du rasoir de la ligne rouge de la Chine, d’autres entreprises, investisseurs et gouvernements devraient réfléchir soigneusement à leurs actions futures en Chine à l’approche des tempêtes politiques.
Rédacteur Fetty Adler
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