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Histoire. Bathilde d’Orléans et sa Chimère de gouvernement : un texte du XVIIIe siècle pour penser l’action politique

FRANCE > Histoire

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Tandis que nous arrivons au bout d’une séquence de tractations sans fin pour former un gouvernement en France, évoquer la Chimère de gouvernement de Bathilde d’Orléans, la duchesse d’Orléans surnommée « Citoyenne-Vérité », permet de mesurer ce que l’on doit aux philosophes du XVIIIe siècle. Réflexion féconde d’une femme plaçant les droits fondamentaux et les vertus au cœur de l’action politique, ce texte nous invite à (re)penser les fondements de la démocratie.

Duchesse de Bourbon et princesse de Condé, Bathilde d’Orléans, née au château de Saint-Cloud, était la fille de Louis-Philippe d’Orléans et Louise-Henriette de Bourbon-Conti, et sœur de Philippe d’Orléans, duc de Chartres puis d’Orléans. Enfants du Duc d’Orléans (c.1755), tableau peint par François-Hubert Drouais. (Image : wikimedia / François-Hubert Drouais / Domaine public)

Duchesse de Bourbon et princesse de Condé, Bathilde d’Orléans (1750-1822) était la fille de Louis-Philippe d’Orléans et Louise-Henriette de Bourbon-Conti, et sœur de Philippe d’Orléans, duc de Chartres puis d’Orléans. Bannie par le gouvernement révolutionnaire qui l’a déportée en Espagne où elle reste exilée durant dix-sept ans, Bathilde d’Orléans peut être considérée comme une des penseuses des Lumières : même si elle est plus rarement citée que les philosophes masculins de son époque. Profondément républicaine, sa vision universaliste, son refus de tout dogme, son rapport aux pouvoirs politiques et religieux caractérisent une vision porteuse d’une ambition humaniste qui donne à penser notre XXIe siècle.

Ma Chimère ou l’utopie réformatrice de Bathilde d’Orléans

Dans un échange épistolaire de plus de 700 pages avec Michel Ruffin, jeune officier de l’escorte qui l’a conduite en exil, corpus publié en 1812, elle développe dans sa Chimère de gouvernement, véritable vadémécum d’une société démocratique et égalitaire : une réflexion philosophique plaçant les vertus au cœur d’un projet politique ambitieux. Elle fait ainsi preuve d’une grande liberté d’esprit dans un siècle où certains penseurs cherchaient, comme elle, à sortir de l’obscurantisme, de l’intolérance et d’un système de privilèges reposant sur la fortune et une inégalité de droits (rappelons que Bathilde d’Orléans est propriétaire de l’hôtel de l’Élysée, futur Palais de l’Élysée, acheté à Louis XVI en 1787). Sa doctrine apparaît dès lors comme une réflexion au surgissement de la modernité.

Selon Bathilde d’Orléans, il s’agit de rendre les hommes « vertueux et libres » (art. 1), capables de vaincre leurs passions. Ainsi, les hommes politiques élus démocratiquement « doivent être vertueux et uniquement portés par l’amour de leurs concitoyens et par leur souci de justice, appliqués à tous sans distinction » (art.14). (Image : wikimedia / CC0 1.0 / Domaine public)

Si Bathilde d’Orléans se défend de vouloir faire de la politique, alors que les femmes s’expriment peu sur le sujet à cette époque, sa Chimère composée de 16 articles atteste au contraire d’une réelle réflexion en la matière. Loin d’œuvrer à la consolidation du régime en place, cette femme réfléchit progressivement aux moyens de faire advenir une humanité meilleure et plus éclairée fondée sur une éthique des vertus.

Un texte précurseur

Bathilde d’Orléans trace le projet de refonte de la société, débarrassée des anciennes tutelles comme la religion ou un État absolutiste qu’elle considère souvent corrompus et belliqueux.

Selon elle, il s’agit de rendre les hommes « vertueux et libres » (art. 1), capables de vaincre leurs passions. Les vertus sont des dispositions de l’individu, mais aussi des jugements sur autrui et son action. Ainsi, les hommes politiques élus démocratiquement « doivent être vertueux et uniquement portés par l’amour de leurs concitoyens et par leur souci de justice, appliqués à tous sans distinction » (art.14). Elle aspire aussi à l’exemplarité des juges : « il est important que les juges soient incorruptibles, que l’argent ni les protections ne puissent rien sur leur décision » (art.11). D’autre part, les lois doivent « réprimer le luxe, la licence, les divertissements dangereux pour les mœurs, les fortunes considérables, qu’il soit honteux d’être trop riche » (art.6).

L’essai de Bathilde d’Orléans montre que dès la Révolution, elle plaidait pour l’avènement d’une société de paix véritable, qui soit liée à un changement de mentalité : que les êtres humains soient remplis de l’« esprit de paix ». (Image : wikimedia / Domaine public)

Le triptyque « liberté, égalité, fraternité » est au cœur de sa Chimère. Lorsqu’elle proclame la liberté comme horizon (art. 1), elle défend la liberté de penser mais aussi de religion (art.5) : anticipant le principe de laïcité. Sur l’égalité, elle déclare : « qu’il n’y ait de distinction parmi eux que celle que doit établir la vertu, l’esprit, les talents et l’instruction » (art.3). En cela elle rejoint les idées des Lumières en particulier celles de Condorcet qui annonce, tout comme elle, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, l’émancipation de tous par l’éducation
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Elle plaide ainsi pour une égalité fondée sur l’instruction laïque et publique : « donner à chaque homme par des établissements publics, les moyens de parvenir au degré ou au genre d’instruction que ses facultés naturelles pourraient lui permettre d’acquérir » (art. 4). Un moyen de libérer les hommes de la contrainte religieuse et de la domination dont naissent les préjugés et l’ignorance.

Elle aspire également à un monde pacifique : « que tous les citoyens soient nés soldats, mais seulement pour défendre la patrie, jamais pour attaquer celle d’autrui : que ce soit un peuple connu pour être pacificateur plutôt que guerrier » (art.12). Son essai montre que dès la Révolution, elle plaidait pour l’avènement d’une société de paix véritable, qui soit liée à un changement de mentalité : que les êtres humains soient remplis de l’« esprit de paix ».

On trouve dans son projet d’autres thèmes en avance sur son temps : refus de la peine de mort (« les lois doivent punir le crime mais sans donner la mort », dit-elle dans l’art.10), mise en place d’une protection sociale (« qu’ils ayent tout le nécessaire pour vivre, et que les lois leur assurent lorsqu’ils sont dans l’impossibilité physique de se le procurer soit par eux-mêmes soit par leurs enfants », art.2), économie de proximité et sobriété (art.13), etc.

Bathilde d’Orléans, à l’inverse de Spinoza pour qui « vouloir régir la vie humaine tout entière par des lois, c’est exaspérer les défauts plutôt que de les corriger ! », pense que la démocratie doit être vertueuse au point d’interdire divertissements, débauche et luxure. (Image : wikimedia / Domaine public)

Bathilde d’Orléans était une observatrice tantôt optimiste, tantôt critique des mutations à l’œuvre au sein de la société de son temps. Encline à considérer favorablement les changements qui devaient dissiper les préjugés et affirmer les droits fondamentaux humains, dont ceux des femmes « que la convenance des cœurs décide des mariages mais jamais la fortune » (art.8), elle était consciente des dangers de la modernité et anticipait avec inquiétude ses excès ou même les vices de ses fondements.

Force est de constater que sa chimère se réalisera pour une grande part en matière de droits fondamentaux (école gratuite et publique, laicité, abolition de la peine de mort par exemple mais aussi en matière de déontologie des magistrats, avec la Loi organique n° 2016-1090 du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature), ou de moralisation de la vie publique.

Bathilde d’Orléans, à l’inverse de Spinoza pour qui « vouloir régir la vie humaine tout entière par des lois, c’est exaspérer les défauts plutôt que de les corriger ! », pense que la démocratie doit être vertueuse au point d’interdire divertissements, débauche et luxure. Il y a sûrement une actualité dans ce propos au vu des lois qui ne cessent d’être promulguées en matière économique ou numérique : sécurisation et régulation de l’espace numérique, régulation des jeux d’argent et de hasard en ligne, impôt sur les très grandes fortunes, suscitant de vastes débats au sujet de l’équilibre entre protection des individus et limitation des libertés.

Bathilde d’Orléans a eu l’audace d’imaginer un modèle d’organisation démocratique fondée sur l’homme vertueux, en cela avec cette revendication de rupture, elle s’inscrit dans les idées progressistes de son époque. (Image : wikimedia / Domaine public)

Les germes d’un optimisme humaniste

Faire référence à ce texte du XVIIIe siècle ne cherche pas à monumentaliser la pensée d’une femme, mais à lui rendre son actualité critique. Toute sa réflexion repose sur l’idée du principe d’amélioration morale de l’homme. C’est en se transformant soi-même qu’on changera le monde. Par un changement d’échelle, cette impulsion se retrouve au niveau de la société et de ses représentants politiques. Elle a donc l’audace d’imaginer un modèle d’organisation démocratique fondée sur l’homme vertueux, en cela avec cette revendication de rupture, elle s’inscrit dans les idées progressistes de son époque.

Ses idées réformatrices ont circulé, mais bien plus discrètement que celles de Montesquieu, Lalande, ou même Olympe de Gouges. On trouve surtout dans le texte de Bathilde d’Orléans les germes d’un optimisme humaniste, fondé sur la conscience citoyenne précoce et la critique des inégalités. Si ces écrits revêtent une telle importance, ce n’est pas seulement en raison de la persistance ou de la résurgence des débats intellectuels et politiques qu’ils anticipent, mais parce qu’ils se présentent d’emblée sous une forme profondément réflexive et historique, faisant de l’ambition émancipatrice et des vertus un horizon pour penser le monde actuel.

Rédacteur Charlotte Clémence

Auteur :
Sylvie Pierre : Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir du site The Conversation , sous licence Creative Commons

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