La musique peut-elle sauver des vies ? La réponse est « oui », sans équivoque. J’ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs personnes originaires de la région Nord-Est de Taïwan vivant à Chicago. Parmi elles, un ami très cher, M. Wang Chang-Suo, m’a raconté d’innombrables histoires sur son pays natal : des expériences personnelles dont l’une d’elles constitue la trame de ce récit.
Une introduction à la musique
Au cours de sa deuxième année d’école primaire, les parents de M. Wang Chang-Suo lui achetèrent un instrument traditionnel chinois, le erhu, dans l’espoir de susciter son intérêt pour la musique. Mais il n’était ni un prodige, ni particulièrement enthousiaste à l’égard de la musique. Pour le motiver à apprendre, sa mère lui raconta une de ses propres expériences.
En 1945, la mère M. Wang Chang-Suo étudiait à l’université de Changchun, où la plupart de ses camarades de classe et de ses professeurs étaient japonais. Parmi eux se trouvait son professeur de musique, M. Suzuki, un homme d’une cinquantaine d’années, aimable et sympathique, doté d’un talent musical exceptionnel. Les étudiants l’admiraient beaucoup.
Un excellent professeur de musique, héros en des temps désespérés
Cet été-là, la défaite du Japon dans la Seconde Guerre mondiale était pratiquement certaine. L’armée Kwantung, autrefois redoutable, avait été largement décimée. La majeure partie de ses forces principales ayant été envoyée sur les lignes de front du Pacifique, avait été vaincue par les forces américaines. En ces temps désespérés, même un professeur de musique comme M. Suzuki fut appelé à se battre dans la bataille imminente contre l’invasion soviétique dans le Nord du Heilongjiang. Un pays qui en vient à enrôler des professeurs de musique d’âge moyen pour faire la guerre n’est guère en position de force. Avant de partir, M. Suzuki fit des adieux déchirants à ses étudiants, doutant de pouvoir revenir un jour.
Les Soviétiques attaquèrent le Nord-Est le 9 août, occupant rapidement toute la région comme si elle était inhabitée. L’armée du Kwantung fut anéantie et les soldats capturés furent envoyés en Sibérie, contraints aux travaux forcés, où la plupart d’entre eux périrent dans des conditions climatiques extrêmes. À la surprise générale, M. Suzuki revint à Changchun, seul et vivant, à la fin de l’année 1945.
Il raconta son histoire lors d’une réunion avec les étudiants. Face aux redoutables forces soviétiques, les troupes japonaises inexpérimentées, dont beaucoup n’avaient jamais manié une arme, n’avaient aucune chance. Dès les premiers coups de feu, ils s’étaient dispersés, chacun pour soi. M. Suzuki entama un voyage épuisant pour retourner à Changchun à pied, évitant les points de contrôle soviétiques en se faisant passer pour un Chinois grâce à sa maîtrise de la langue.
Le pouvoir de la musique
Il fut finalement capturé près de Changchun. Il semblait destiné à finir sa vie avec un groupe de captifs japonais. Mais dans un moment d’inspiration désespérée, M. Suzuki se mit à chanter une chanson folklorique russe dans un russe fluide. Sa voix mélodieuse résonnait dans l’air, captivant les soldats soviétiques. À leur demande, il continua de chanter, ses interprétations pleines d’âme de chansons russes faisant fondre les cœurs glacés des soldats soviétiques.
Les soldats avouèrent qu’ils avaient été envoyés sur le champ de bataille alors qu’ils étaient encore trop jeunes, et qu’ils avaient vécu un véritable enfer. Pour eux, leur patrie n’était plus qu’un rêve lointain. « Merci pour votre chant », lui dirent-ils. « Il nous a ramenés dans nos villes natales bien-aimées, auprès de nos chères mères et dans notre enfance heureuse. Votre musique est comme une mélodie céleste à nos oreilles. Nous ne pouvons pas vous tuer. Vous êtes libre de partir… ».
Retrouvailles et réflexion
En 1987, M. Wang Chang-Suo, accompagné de sa mère âgée, se rendit à Tokyo. Ils publièrent une annonce de recherche de personnes dans le journal Asahi Shimbun et, en l’espace d’une semaine, sa mère reprit contact avec ses amis d’université. Quarante ans après leur dernière rencontre, ils se souvenaient de leur professeur de musique bien-aimé.
Ils apprirent qu’en 1946, M. Suzuki avait quitté sa ville natale, Changchun, avec sa famille, pour retourner dans un Japon qui lui était désormais quelque peu étranger. Pendant un certain temps, ils restèrent en contact, mais après plusieurs changements dans leurs vies, ils se perdirent de vue et le lieu où se trouvait M. Suzuki resta inconnu…
Cette histoire témoigne du potentiel de la musique à transcender les frontières culturelles, à franchir les barrières de l’incompréhension et, oui, à sauver des vies.
Rédacteur Albert Thyme
Source : Music as a Lifesaver: A Tale From the Far East
www.nspirement.com
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