Fait rare chez les écrivains, Ernest Hemingway est connu, même de ceux qui ne l’ont jamais lu. On sait tous que l’auteur du Vieil Homme et la Mer a reçu le prix Nobel de littérature, qu’il aimait la corrida, l’Espagne, Cuba, Paris, qu’il aimait boire et socialiser. On sait aussi qu’il était exigeant avec lui-même : au point de pouvoir réécrire 40 fois un même passage.
Les universitaires américains spécialisés dans Hemingway déplorent le même constat: beaucoup parlent de lui alors même qu’ils ne l’ont jamais lu. Une critique en particulier revient chez ceux qui ne l’ont pas lu : il serait misogyne.
Ernest Hemingway, un homme qui écrit du point de vue des hommes
Ses romans, dit-on, seraient trop focalisés sur les personnages masculins et les femmes seraient reléguées soit à l’inexistence pure et simple : aucun personnage féminin dans Le Vieil Homme et la Mer, soit à la figure dégradante de la femme soumise. Ainsi, Hemingway serait antinomique de notre époque féministe et inclusive, et donnerait une vision faussement positive des identités sexuelles traditionnelles. Pourtant, comment expliquer qu’autant de femmes, féministes et non-féministes, soient tombées pour toujours sous le charme des romans du vieux barbu ?
Ces clichés, nous dit Susan Beegle de l’université de Saint Thomas, Minnesota, sont non seulement faux, voire malhonnêtes, mais c’est même parfois le contraire. « J’entends souvent ces reproches sur Hemingway », dit Susan Beegle, « et à chaque fois je leur fais la même réponse : qu’est-ce que vous avez lu qui vous a choqué, quels passages en particulier ? De façon quasi systématique, la personne en face de moi ne sait pas répondre, car elle n’a pas lu Hemingway - ou alors tellement peu. Elle se contente de reprendre à son compte les idées de certains: en l’occurrence des critiques universitaires, hommes d’ailleurs, qui datent de plusieurs dizaines d’années ».
Le héros hemingwayien comme modèle d’une masculinité réelle et non-toxique
Pourtant, à une époque où les identités sexuelles sont questionnées et les définitions d’un genre ou de l’autre s’annulent les unes les autres, Ernest Hemingway fait figure de résistant.
Le héros hemingwayien est conquérant et aventurier. Il aime sortir des sentiers battus, aime les femmes, les challenges, éprouve une certaine fascination pour la violence et n’aime pas perdre son temps ou se pencher sur ses émotions.
Pourtant, il est à l’opposé même de ce que nos contemporains appellent parfois la « masculinité toxique », une théorie issue de la gauche universitaire américaine, qui appelle le nouvel homme moderne à nourrir sa vulnérabilité, à ne pas se fier, ni suivre ses instincts, et à considérer tout comportement, traditionnellement associé à la masculinité, comme relevant de la simple construction culturelle. Qu’il faut donc déconstruire.
En réalité, le héros hemingwayien est plus complexe que ça et c’est ce qui fait d’Hemingway un auteur qui marque. Les fans soulignent toutes les qualités profondes, et rares, de ce héros empathique et réservé. Il repousse ses propres limites, il refuse de se plaindre ou de blâmer les autres quand les choses tournent mal, et il refuse de se perdre dans des pensées ou des paroles stériles. Il accepte le sort comme il lui vient et, il apprend à contenir sa souffrance et à la transcender.
En fait, il puise ses repères dans les valeurs positives traditionnellement associées à la masculinité que sont la force et l’endurance, le contrôle de soi et de son environnement, la quête de vérité et la quête de justice, mais aussi la protection des plus faibles et le sens du devoir. Car il y a de l’Ulysse en lui. Et tout le monde, homme comme femme, aime Ulysse.
Le sens de la responsabilité
Notre époque suit un autre chemin : on applaudit l’anti-héros des séries télévisées, bavard, immoral, égoïste et nombriliste, affligé par les addictions ou l’inaction mais (en effet) sans doute touchant de vulnérabilité. Les hommes sont encouragés à étaler leur misère au grand jour, à renoncer à toute conquête, voire à se tourner vers la communauté pour demander de l’aide. L’homme moderne ne se tourne plus vers les valeurs positives de la masculinité, il se tourne vers l’état ou les théories socio-politiques toutes faites.
Robert Jordan, le protagoniste de Pour Qui Sonne le Glas, se bat en Espagne, lors de la Guerre civile de 1936, du côté des antifascistes. Il veut se battre pour la liberté et pour l’Espagne qu’il aime. Mais son instinct le pousse à rester à l’écart des idéologies. Il refuse par exemple de cautionner les communistes, qui soutiennent et ont sérieusement infiltré le camp pour lequel il se bat. Il veut penser par lui-même et être maître de son rapport aux autres et au monde.
Dans un moment de critique cinglante, il décrit le camp des communistes : des anarchistes indisciplinés, féroces, et sales qui se soulagent ou bon leur semble et qui ont fait de leur camp un immondice insalubre, au nom d’une liberté sans borne. Face aux déjections qui jonchent le sol, Hemingway ironise : « aucun animal n’a plus de liberté que le chat, pourtant lui il enterre ses déjections. Le chat est le plus grand des anarchistes »
La souffrance doit rester du domaine de l’intime
Tout comme Ulysse, le héros hemingwayien a ses failles : comme tout être humain, il est sujet à la souffrance et au doute. Mais son but - et le but peut-être de tous ses romans- est de dépasser et d’apprivoiser ses propres faiblesses. Et la deuxième grande force d’attraction d’Hemingway est justement de laisser voir chez ses héros des faiblesses et des blessures que peu d’auteurs osent montrer avec honnêteté et respect. Il laisse deviner l’intimité d’un être blessé qui refuse de se mentir à lui-même.
Par exemple, Robert Jordan tombe amoureux et se demande si c’est uniquement parce qu’il sait qu’il risque de mourir dans trois jours, lors de leur attaque décisive, qu’il ressent des sentiments aussi forts. Le même Robert Jordan a développé une certaine honte à l’égard de son père, auquel il reproche de s’être lâchement suicidé. S’il refuse de se voiler la face devant cette injustice qu’il fait à son père, il ne peut pas nier que cette idée l’agite. D’ailleurs, lui-même pensera au suicide à la fin du roman. Dans En Avoir et ne pas en Avoir, il interroge l’alcoolisme et la fuite devant ses responsabilités face aux autres et face à soi-même.
Combien de héros masculins sont aussi honnêtes avec eux-mêmes et avec le lecteur ? Dans Le Soleil se lève aussi, le lecteur suit en filigrane une réflexion sur l’impuissance masculine qui menace celui qui a été marqué par les horreurs de la Grande guerre.
Comme son père, et comme le père de Robert Jordan, Ernest Hemingway mettra malheureusement fin à ses jours. Mais le message d’Hemingway aux hommes des générations actuelles est de continuer à avancer dans la direction des valeurs propres au sexe masculin. De les nourrir en embrassant les contradictions qui surgissent comme autant d’occasions de se dépasser.
En ce sens, Ernest Hemingway nous propose de renouer avec notre humanité.
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