Avril 1977. Depuis deux ans, des millions de Cambodgiens vivent un cauchemar et des épreuves intenses, sous la dictature maléfique des Khmers rouges. La famille Ung n’a pas été épargnée. La fille ainée Keav est morte de détresse et d’empoisonnement. Le père Seng Im, emmené par deux soldats, n’est jamais revenu.
La terreur des Khmers rouges fait de nouvelles victimes. Les soldats exécutent maintenant les familles de ceux qu’ils ont fait disparaître. Le gouvernement de Pol Pot (Angkar) craint que les survivants et les enfants des hommes qu’ils ont tués ne se vengent un jour.
Une séparation déchirante
« En revenant du travail un soir, maman nous appelle tous, Kim, Chou, Geak et moi. Elle a quelque chose à nous dire. (..)
" Si nous restons ensemble, nous allons mourir ensemble, commence-t-elle tout bas. Mais s’ils ne nous trouvent pas, ils ne pourront pas nous tuer. " D’une voix mal assurée, elle poursuit : " Il faut que vous partiez loin d’ici, le plus loin possible. Sauf Geak, qui est trop petite. Elle restera avec moi. " Ses mots s’enfoncent dans mon cœur comme des poignards. " Chacun de vous prendra une direction différente. Kim, tu marcheras vers le sud. Chouira au nord, et Loung, à l’est. Marchez jusqu’à ce que vous trouviez un camp de travail. Dites-leur que vous êtes orphelin, ils vous accueilleront. Changez de nom, chacun pour soi, sans le dire aux autres. Personne ne doit savoir qui vous êtes. " (..) »
« Le lendemain matin, maman vient me réveiller, mais je suis déjà debout. Chou et Kim sont habillés, prêts à partir. (..)
" N’oubliez pas, murmure maman, ne prenez pas le même chemin et ne revenez pas. Mon cœur se serre en réalisant que maman nous chasse de la maison." (..) »
En dépit des mises en garde de leur maman, Chou et Loung restent ensemble et continuent dans la même direction. En fin de journée, elles arrivent à un camp de travail pour enfants où elles peuvent rester.
Enfants soldats Khmers rouges
Après trois mois, Loung, repérée comme forte et dure à la tâche, est séparée de Chou et envoyée dans un camp pour devenir soldat de l’Angkar. Lors de son premier soir au camp, Loung a droit aux derniers slogans de la propagande khmer rouge :
« " Aujourd’hui, nos soldats khmers ont tué cinq cents Youn (Vietnamiens) qui tentaient d’envahir notre pays ! Les Youn sont beaucoup plus nombreux que nous, mais ils sont stupides et lâches ! Un seul soldat khmer est capable de tuer dix Youn !
- Angkar ! Angkar ! Angkar ! " Hurlons-nous en chœur. »
Un jour, la cheffe de camp lui dit : « " Pendant tous ces mois, j’ai formé ton esprit. J’ai fait tout mon possible pour te mettre dans la tête les mots de Pol Pot et pour te dire la vérité sur les Youn. Les enfants doivent apprendre à obéir aux ordres sans hésiter, à tuer au nom de la révolution, y compris leurs parents si ce sont des traîtres ". Ses mots me glacent le sang. (..) Jamais je ne tuerai maman pour eux. (..) »
Une fois de plus, les rations ont été réduites. Loung a perdu tant de poids et d’énergie qu’elle a du mal à se concentrer sur son travail. A la pause de midi, elle n’a même plus le courage d’arracher les sangsues de la rizière qui couvrent ses orteils et se nourrissent de son sang. Elle demande l’autorisation d’aller à l’infirmerie et la cheffe du camp accepte.
« L’infirmerie est à plusieurs heures de marche du camp. Munie de mon autorisation, je me mets en route. (..) »
Une réunion de famille inespérée
« Vers le milieu de la matinée, j’arrive à l’infirmerie : un vieux hangar en béton aux murs lépreux et décrépis, de grandes salles communes. (..) Les quelques deux cent patients sont allongés sur des rangées de nattes ou de lits de camp, les murs nus et durs renvoient l’écho de leurs cris et de leurs gémissements. (..) Certains n’ont plus la force de se lever pour aller faire leurs besoins. Comme il n’y a pas assez de personnel pour s’occuper d’eux, ils restent allongés dans leurs excréments. »
« Dans cet état onirique, j’entends soudain la voix de maman qui m’appelle : " Loung ! Où vas-tu ? Viens nous rejoindre ! " (..) »
Loung retrouve à l’infirmerie toute sa famille sauf Khouy (son père et sa sœur Keav sont morts). Ils sont tous arrivés ici, malades et affaiblis par la faim. Quelle chance incroyable de se retrouver ainsi ! Tous reprennent des forces car il y a au moins autant à manger que dans les camps et il n’y a pas à travailler.
Au bout d’une semaine, beaucoup de nouveaux patients arrivent et Meng, Kim et Loung sont mis dehors par les infirmières pour faire de la place.
Les soldats sont passés au village, les murs s’effondrent
Six mois ont passé depuis la « réunion de famille » à l’infirmerie. Au camp d’entraînement militaire, Loung, se réveille un matin dans un état de panique.
« Quelque chose s’est brisé en moi. La colère qui monte me donne la force de me lever, de courir dehors. »
« Il faut absolument que j’aille voir maman. Il est dangereux de voyager sans autorisation mais je m’en fiche. Il faut que je la voie. (..)
« Papa m’avait dit que j’avais des perceptions extra-sensorielles. En dépit de mon jeune âge, j’ai toujours eu l’impression que quatre-vingts pour cent de ce qui m’arrivait était du déjà-vu. (..) »
« Les minutes deviennent des heures, enfin, vers le milieu de la matinée, j’arrive à Ro Leap. (..) je hâte le pas, arrivée à notre hutte, je crie frénétiquement " Maman ! Maman ! Geak ! " Personne ne répond. "Maman ! " Je cours à toutes jambes vers le jardin. Maman et Geak n’y sont pas. (..) Je hurle d’une voix rauque : " Maman ! " »
« " Elles ne sont pas là " », répond une voix. Une jeune femme est apparue sur le seuil de la hutte voisine. (..) " Elles sont parties hier. (..) " Elles sont parties avec des soldats. " La femme a baissé la voix et détourné les yeux. »
Elles savent toutes deux ce que cela signifie, quand les soldats viennent au village pour emmener quelqu’un.
L’invasion de l’armée vietnamienne en janvier 1979
Le camp d’entraînement où se trouve Loung est attaqué au mortier par les Vietnamiens. Les huttes s’embrasent rapidement et toutes les filles fuient le camp. Loung s’échappe aussi et réussit à retrouver Kim et Chou.
« Nous continuons à marcher au milieu de la foule. (..) Devant nous, s’avancent trois hommes vêtus de vert, ils portent de bizarres chapeaux coniques. (..) " Des Youn " murmure la foule. J’ose à peine respirer, des images de Youn torturant et tuant leurs victimes passent devant mes yeux. C’est la première fois que je vois des Youn, ces trois soldats me paraissent étonnamment humains. »
Les Youn saluent les Khmers en souriant et leur indiquent un camp de réfugiés pas loin, à Pursat. Les gens sourient à leur tour, soulagés et reconnaissants.
« Dans la foule, j’entends des hommes affirmer que les Youn sont là pour nous protéger. (..) Grâce à leur puissante armée et à leur artillerie, ils ont mis les Khmers rouges en déroute, Pol Pot et ses hommes ont dû se réfugier dans la jungle. (..) Les hommes disent aussi que le dirigeant des Youn a déclaré que ceux-ci ont libéré le Cambodge, nous sauvant tous du sanguinaire Pol Pot. »
Kim, Chou et Loung sont maintenant dans le camp de réfugiés, et campent au pied d’un arbre avec d’autres orphelins. Ils cherchent une famille qui voudrait bien les accueillir. Une famille, à laquelle ils s’adressent non loin de là, ne peut pas les accueillir, mais le père prend pitié d’eux et se met en quête d’en trouver une pour eux…
L’espoir renaît dans le cœur des Cambodgiens, après être sortis de l’enfer des communistes Khmers rouges
Dans cette nouvelle famille composée des parents, de trois petites filles, d’un garçon de quatorze ans et de la grand-mère, ils se sentent plus en sécurité, mais ils doivent travailler dur. Chou et Loung doivent s’occuper des fillettes, faire la cuisine, chercher du bois et cultiver le jardin. Tandis que Kim va à la chasse et à la pêche avec le père et son fils.
Dans ses moments de détresse, Loung se rappelle les paroles de son papa, un jour, à Phnom Penh : « Personne ne connaît ta valeur. Tu es un morceau de jade brut, il suffira de le polir un peu pour que tu brilles, (..) Je possède ce dont j’ai besoin pour devenir quelqu’un un jour : j’ai tout ce que papa m’a donné. »
L’effroyable génocide cambodgien a pris fin en 1979. Malgré l’acharnement des forces maléfiques durant ces quatre années de terreur et d’épuisement, la bonté et la résilience de la profonde nature humaine est restée indestructible.
Au bout de plusieurs mois de tribulations, d’attente et d’espoir, Loung, avec Meng l’aîné de la famille et sa femme Eang, réussiront à s’envoler vers le pays de leur chance et de leur liberté, les Etats-Unis.
Après plusieurs années d’études, Loung rejoindra l’organisme CLFW (Campagne pour un monde sans mines antipersonnel) et en deviendra son porte-parole. Cet organisme reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1997.
Meng et Eang, grâce à leur travail acharné et à leur détermination, feront prospérer la famille Ung aussi bien au Cambodge qu’aux Etats-Unis.
D’après le livre D’abord, ils ont tué mon père de Long Ung.
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