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Société. L’économie du distributisme permet-elle la justice et le bien-être social ?

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Le distributisme est un système économique qui se différencie du capitalisme et du socialisme par sa dimension morale. Il est basé sur une philosophie du travail et du capital plus en accord avec la nature fondamentale de l’être humain. 

Ce sont principalement deux penseurs anglais du début du XXe siècle, Hilaire Belloc et Gilbert Keit Chesterton, qui ont établi cette philosophie économique en s’inspirant des réflexions et de l’encyclique Rerum novarum (« des innovations ») du pape Léon XIII, publiée en 1891.

Les réflexions et les écrits d’un pape après un siècle de turbulences sociales

L’église catholique prenait alors position sur la question sociale après un siècle de bouleversements politiques et économiques, d’industrialisation et d’exode rural. Elle dénonçait les excès du capitalisme entraînant des conditions de travail et de vie très difficiles et de la pauvreté. Elle dénonçait tout autant les systèmes socialistes athées qui visaient à l’abolition de la propriété privée et à la lutte des classes.

L’encyclique du pape Léon XIII dénonçait autant les excès du capitalisme que les systèmes socialistes athées. (Image : wikimedia / Donrdg54 / Domaine public)

Léon XIII démontrait dans son encyclique, que la propriété privée permettait de disposer du fruit de son travail. Le travail et la propriété devaient être complémentaires et non antagonistes. Léon XIII affirmait qu’il existe un droit naturel de l’homme à posséder. 

Ce droit naturel serait-il  lié au besoin de liberté pour son propre accomplissement personnel, et au besoin d’indépendance et de sécurité pour soi et sa famille ? Pour ces raisons et pour affronter les difficultés et les aléas de la vie, l’être humain n’éprouverait-il pas la nécessité de se constituer un patrimoine ? 

L’accès à la propriété des moyens de production 

Chesterton a beaucoup travaillé sur la philosophie du distributisme. Il avait une formule bien connue qui résumait son approche : « Ce que je reproche au capitalisme, ce n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes mais précisément qu’il n’y en ait pas assez. » Le distributisme est une philosophie économique et sociale qui s’oppose à la concentration excessive de la richesse et du pouvoir économique et prône l’accès du plus grand nombre de travailleurs à la propriété des moyens de production.

Chesterton définissait le capitalisme ainsi : « Quand je dis " capitalisme ", j’entends communément quelque chose qui peut s’exprimer de la manière suivante : un ensemble de conditions économiques permettant une classe de capitalistes facilement reconnaissable et relativement restreinte, entre les mains de laquelle est concentrée une si grande portion du capital que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange d’un salaire (dans Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste). » 

Hilaire Belloc (au centre) et Gilbert Keit Chesterton (à droite), ont établi la philosophie économique du distributisme en s’inspirant de l’encyclique du pape Léon XIII. (Image : wikimedia / Remitamine / Domaine public)

La famille est la structure primordiale de la société. Le distributisme tient à préserver son intégrité et son bien-être et promeut plutôt la famille comme propriétaire de base, que l’individu. La moralité a une place importante dans les activités économiques du distributisme. Il s’agit de respecter le mieux possible l’éthique, la dignité humaine et le bien commun.

Dans le distributisme, le principe de subsidiarité signifie une délégation de pouvoir et d’autonomie à la plus petite unité de production possible. Ce principe est mis en avant pour permettre à une majorité de travailleurs d’acquérir leur propre moyen de production. Cela entraîne une grande valorisation des divers métiers de l’artisanat, du monde agricole et de la production locale. 

Le distributisme était par nature le système économique des paysans et des artisans. Cependant, maintenant la majorité des paysans sont dépendants de systèmes bancaires et de subventions nationales ou européennes. De plus, ils subissent la mondialisation des échanges de denrées agricoles. Il est probablement difficile, pour un paysan aujourd’hui, de savoir quelle est la réelle rémunération venant de sa production. Les artisans, eux, subissent la concurrence déloyale de grandes entreprises internationales qui produisent avec des coûts très réduits de main d’œuvre et de matière première. 

En France, il existe un système économique d’entreprise, la coopérative, très proche du distributisme et qui fonctionne bien. Des coopératives se sont beaucoup implantées et développées dans le domaine agricole, mais il y en a également dans bien d’autres domaines. Les coopératives suscitent à nouveau l’intérêt des travailleurs depuis quelques décennies.

N’est-il pas nécessaire de revenir, pour beaucoup de productions, à une économie locale, riche de relations humaines justes et harmonieuses ?

Un économiste contemporain du distributisme

John Medaille explore les différents aspects de l’économie et propose des solutions pratiques pour réformer le système économique actuel. 

Dans son article The Economics of Distributism, il affirme : « Dans leur tentative de rendre leur discipline " scientifique "  à l’image de la physique, ils (les économistes) ont abandonné la seule chose qui puisse rendre scientifique une science humaine, à savoir le principe de justice et en particulier la justice distributive. »

John Medaille explore les différents aspects de l’économie et propose des solutions pratiques. (Image : Capture d’écran / YouTube)

Selon John Medaille, si le capitalisme a échoué, il faut alors chercher les racines de son échec. Le remède consiste à rétablir la science économique sur sa base traditionnelle, qui est la justice. 

John Medaille nous explique qu’une économie doit fournir la base matérielle de la vie idéalement à tous. Elle doit assurer un certain niveau de confort matériel et de sécurité, récompenser le travail, l’ingéniosité, l’épargne et l’innovation, fournir un excédent suffisant pour financer les biens communs tels que la défense nationale, les œuvres religieuses, l’éducation, etc., fournir les bases de la liberté et de l’harmonie sociale. 

Il y a aussi une liste de choses que l’économie ne doit pas faire. Par exemple, elle ne doit pas dépendre de différentes formes modernes d’esclavage, ni priver le travail, y compris le travail « accumulé » (capital) de sa juste rétribution, ni récompenser la paresse, c’est-à-dire créer de la richesse sans effort productif, ni affaiblir les liens sociaux ou encourager la lutte des classes, etc. 

Ce sont des critères sur lesquels nous pouvons porter des jugements fermes sur le succès ou l’échec de toute économie particulière. Il existe une mesure encore plus fondamentale qu’une économie doit appliquer pour répondre à tous ces critères : elle doit équilibrer l’offre et la demande.

Le juste salaire pour sortir d’un déséquilibre économique  

Il peut arriver, et c’est assez fréquent, que l’intérêt sur le capital et les salaires ne soient pas normalisés entre eux. Dans presque tous les cas (il y a des exceptions), cela signifie que le capital reçoit une part excessive des bénéfices de la production. Cela entraîne que la grande majorité des hommes et des femmes n’auront pas un pouvoir d’achat suffisant pour équilibrer les marchés. Lorsque cela se produit, les gouvernements et les sociétés cherchent souvent des moyens non économiques pour rétablir l’équilibre.

Les principaux moyens non économiques de rétablir l’équilibre sont l’assistance sociale, les dépenses publiques et le crédit à la consommation. Le crédit à la consommation serait, selon John Medaille, la manière la plus destructrice d’accroître la demande car il repousse la crise à une période ultérieure. 

Le juste salaire permet aux travailleurs et à leur famille d’avoir un pouvoir d’achat suffisant. (Image : wikimedia / FotoDutch / CC0 1.0)

Pour que les marchés soient équilibrés, c’est-à-dire pour que tous les produits et services réalisés soient vendus, les travailleurs et leur famille doivent avoir un pouvoir d’achat suffisant. Le travail doit recevoir une juste part de la richesse qu’il crée. En d’autres termes, l’ordre économique exige un salaire juste. Dans l’encyclique Rerum Novarum, Léon XIII le définit comme le salaire qui serait suffisant pour subvenir aux besoins d’un travailleur économe et intègre.

Les coûts globaux de l’assistance sociale et du crédit à la consommation comblent la différence entre le taux de salaire en vigueur et le salaire juste. Les économies qui dépendent excessivement des facteurs non économiques ne peuvent pas être des économies justes, ni des économies libres.

Dans de telles circonstances, les citoyens d’une nation perdent jusqu’à la mémoire de la liberté, ils deviennent de simples clients de l’administration étatique et du système bancaire.

La propriété : source du pouvoir économique

La principale justification de la propriété privée au plus grand nombre de travailleurs, est de garantir à chacun de pouvoir produire et vivre de sa production. Concernant les productions importantes demandant beaucoup de moyens et de main d’œuvre, la propriété est partagée entre les travailleurs.

John Medaille écrit dans son article: «… lorsque seules quelques personnes contrôlent les moyens de production, la propriété perd sa fonction propre et la " propriété " se sépare de l’usage.. De nos jours, la “ propriété  “ prend souvent la forme d’une action de société, qui perd la plupart des qualités de la propriété réelle pour se réduire à un simple prélèvement sur une certaine partie des bénéfices… »

En outre, John Bogle, le fondateur des fonds d’investissement Vanguard, témoigne que les gestionnaires s’approprient une part croissante des bénéfices, laissant des miettes à ceux qui mettent réellement leur argent en jeu.

Le but du distributisme est de redonner à la justice distributive sa juste place dans l’économie, ce qui signifie, au niveau pratique, une plus large distribution de la propriété. Seul un homme qui possède ses propres moyens de production est en mesure de négocier équitablement les revenus de son travail. 

Le sens du travail humain à la corporation coopérative de Mondragon. (Image : wikimedia / Zarateman / CC-BY-2.0)

Deux exemples de pratique concrète du distributisme

La corporation coopérative de Mondragon

L’histoire de cette communauté commence avec un homme remarquable, le père José Maria Arizmendiarrieta, qui fut affecté en 1941 au village de Mondragon, dans la région basque espagnole.

L’esprit indépendant des Basques s’avéra être un terrain fertile pour les idées du père José. Il prit à cœur le projet de sortir la région de la pauvreté, due principalement à la guerre civile espagnole et aux représailles de Franco sur cette région. Pour lui, la solution résidait dans les pages de Rerum Novarum, de Quadragesimo Anno (du pape Pie XI en 1931), et dans les penseurs qui avaient réfléchi aux principes contenus dans ces encycliques. « La propriété », écrivait le père José, « est valorisée car elle sert de ressource efficace pour construire la responsabilité et l’efficacité dans toute vision d’une vie communautaire décentralisée. » 

Le premier pas du père José fut d’éduquer les gens à la philosophie distributiste. Il créa une école de formation pour les apprentis, aida un groupe d’étudiants à devenir ingénieurs, et les encouragea plus tard à créer leur propre entreprise sur le modèle coopératif. En 1955, lorsqu’une usine de poêles située à proximité fit faillite, les étudiants réunirent 360 000 dollars auprès de la communauté et l’achetèrent. 

Le mouvement coopératif emploie maintenant plus de 100 000 personnes en Espagne, possède de vastes participations internationales, disposait  en 2007, de 33 milliards d’euros d’actifs et réalise un chiffre d’affaires de 17 milliards d’euros. 80 % des travailleurs espagnols sont également propriétaires et la coopérative s’efforce d’étendre l’idéal coopératif à ses filiales étrangères. Les coopératives se consacrent à la fabrication de biens de consommation et d’équipement, à la construction, à l’ingénierie, à la finance et à la vente au détail. La société est également une entreprise sociale. Elle gère des programmes d’assurance sociale, des instituts de formation, des centres de recherche, son propre système scolaire et une université. Elle fait tout cela sans soutien gouvernemental. 

L’économie du distributisme permet-elle la justice et le bien-être social ?
La coopérative de Mondragon a survécu et grandi dans les bons comme dans les mauvais moments, sans soutien gouvernemental. (Image : wikimedia / Lojwe / CC-BY-2.0)

Il n’y a pas d’actionnaires extérieurs pour mettre en minorité les travailleurs dans leurs propres coopératives. De plus, il est impossible que les dirigeants forment une classe distincte qui domine à la fois les actionnaires et les travailleurs et s’approprie une grande part des bénéfices. Le plus gros salaire est limité à huit fois le plus petit.

Selon John Medaille, Mondragon a une histoire de croissance de 50 ans, qu’aucune organisation capitaliste ne peut égaler. Elle a survécu et grandi dans les bons comme dans les mauvais moments. Son succès prouve que le système de production capitaliste, qui implique une séparation entre capital et travail, n’est pas le seul modèle et certainement pas le plus réussi. 

L’économie coopérative d’Emilie-Romagne

Le distributisme est également adopté à grande échelle en Emilie-Romagne, la région autour de Bologne, qui est l’un des 20 districts administratifs d’Italie. Cette région a une histoire de 100 ans de coopératisme. Il y a aujourd’hui environ 8 000 coopératives dans la région. La majorité sont des petites et moyennes entreprises. Elles travaillent dans tous les domaines de l’économie : fabrication, agriculture, finance, vente au détail et services sociaux. 

Le distributisme en Emilie-Romagne est très différent de celui utilisé à Mondragon. Alors que le distributisme de Mondragon utilise un système hiérarchique qui ressemble à une entreprise multidivisionnaire (où chaque division serait libre de partir à tout moment), le modèle émilien est structuré en réseau au service d’une grande variété d’entreprises indépendantes.  

Le distributisme en Emilie-Romagne est structuré dans deux organisations complémentaires de services aux entreprises de la région. (Image : wikimedia / Paolo da Reggio~commonswiki / CC-BY-SA-3.0)

La coopération entre les entreprises est institutionnalisée dans deux organisations, l’ERVET (Agence de développement d’Émilie-Romagne) et la CNA (Confédération nationale des artisans).

L’ERVET propose des centres de services aux entreprises, tels que l’analyse de plans d’affaires, le marketing, le transfert de technologie et autres. Les centres sont organisés autour de diverses industries.

La CNA dessert les petits artisans, les entreprises artisanales de moins de 18 employés et où le propriétaire travaille au sein de l’entreprise, et ajoute à l’offre de l’ERVET des services de financement, de paie et autres services similaires. 

Les coopératives fournissent 35 % du PIB de la région et les salaires sont 50 % plus élevés que dans le reste de l’Italie. La productivité et le niveau de vie de la région sont parmi les plus élevés d’Europe.

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